Anthrogyne et androcène – Genre et cheveux

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Le grec ancien a deux mots, bien distincts, pour distinguer l'être humain (anthropos) et l'homme, conçu comme être masculin (andros). La femme (gunè) est donc un anthropos au même titre que l'andros. Pour autant, les civilisations anciennes, dans leurs mythes notamment, ne manquent pas de mettre en scène des entités détachées de tout genre, ou au contraire aux genres pluriels, parfois androgynes, ou au-delà. Sont-elles alors à percevoir comme anthrogynes, dépassant le stade de la masculinité et faisant route vers l'humain, au sein même de sociétés androcènes, et donc patriarcales ? En étudiant les rapports de genre parmi les textes et les représentations anciennes, de l'Antiquité à sa réception contemporaine, Adrien Bresson et Blandine Demotz invitent à repenser les représentations stéréotypées du masculin, du féminin et du neutre.

Au Ve siècle avant notre ère, et au début du IVe, Aristophane est, comme nous l’avons vu dans les précédentes chroniques, un dramaturge qui met ses pièces en lien avec le contexte politique et militaire qui lui est contemporain. De fait, le comique de ses pièces est en lien avec le présent dans lequel s’inscrivent les pièces. D’autres auteurs cependant, comme Ménandre, poète comique de la deuxième moitié du IVe siècle, voire du début du IIIe siècle avant notre ère, ont un rapport au comique bien différent. Bien qu’Aristophane et Ménandre soient assez éloignés dans le temps, les comparer apparaît pertinent parce qu’ils sont les seuls poètes comiques grecs dont nous ayons conservé des textes entiers. Ils représentent en outre chacun un pan de la comédie grecque, si bien que des différences dramaturgiques notables peuvent être observées. Alors qu’Aristophane est un auteur en partie politique, dans le cadre de ce que l’on appelle communément la comédie ancienne, tel n’est pas le cas de Ménandre, que l’on inscrit davantage dans un mouvement dit de la comédie nouvelle. Alors même que les scènes représentées par le second sont plus réalistes parce qu’elles ne proposent pas d’utopies, de dystopies, ou de cités inversées avec des femmes au pouvoir, bien que les situations représentées tiennent au genre comique et visent avant tout le rire, il n’y a pas comme chez Aristophane de véritable mise en place d’une subversion visant à ce que les spectateurs s’interrogent sur la situation qui leur est contemporaine. Dans ce contexte, le traitement des voix et des identités féminines chez Ménandre est intéressant à observer afin de voir si le passage de la comédie ancienne à la comédie nouvelle, donc d’Aristophane à Ménandre, est déterminant de ce point de vue, et si l’on peut lire la mise en place d’évolutions particulières. Dans la pièce La Tondue, Sosias, un esclave, a surpris un homme, Moschion, en train d’embrasser Glykéra, la concubine de son maître Polémon. Sosias en avertit donc Polémon qui réagit violemment, en coupant les cheveux de Glykéra, sa femme : il considère en effet ce baiser, que sa concubine a accepté d’un autre homme, comme une trahison. La pièce tourne autour de cet acte de tonte, des raisons pour lesquelles il a été accompli, en s’intéressant au personnage de Glykéra, à la manière dont elle peut être perçue et au comportement qu’elle entretient à l’égard de Polémon, dans la mesure où ce dernier fait une grossière erreur puisque Moschion n’est autre que le frère de sa femme. En réalité, embrasser – c’est-à-dire enlacer afin de porter une marque d’affection –, est bien loin de constituer un crime. Dans l’extrait qui nous intéresse, des v. 172 à 180, ce n’est pas véritablement de voix et d’identité féminine qu’il est question, mais plutôt de la manière dont l’esclave Sosias rapporte l’action accomplie par son maître à l’égard de la jeune Glykéra. Cette intervention est particulièrement éclairante de la perception des identités de genre, à partir d’éléments comme la parure et le comportement :

ΣΩΣΙΑΣ. – Ὁ σοβαρὸς ἡμῖν ἁρτίως καὶ πολεμικός,
ὁ τὰς γυναῖκας οὐκ ἐῶν ἔχειν τρίχας,
κλαίει κατακλινείς. Κατέλιπον ποιούμενον
ἄριστον αὐτοῖς ἄρτι, καὶ συνηγμένοι
εἰς ταὐτόν εἰσιν οἱ συνήθεις, τοῦ φέρειν
αὐτὸν τὸ π[ρ]ᾶγμα ῥᾷον. Οὐκ ἔχων δ' ὅπως
τἀνταῦθ' ἀκο[ύσ]ῃ γινόμεν' ἐκπέπομφέ με
ἱμάτιον οἴσοντ' ἐξεπίτηδες, οὐδὲ ἓν
δεόμενος · ἀλλ' ἦ περιπατεῖν με βούλεται ;

Sosias. – L’homme, que nous avons vu violent à l’instant, et belliqueux, celui qui ne permet pas aux femmes de conserver leur chevelure, pleure, prostré sur son lit. Je l’ai laissé il y a un instant, alors qu’il ordonnait qu’on lui prépare son déjeuner ; ses amis sont réunis auprès de lui, pour l’aider à supporter son infortune plus facilement. Comme il n’avait aucun moyen de savoir ce qui se passait ici, il m’a envoyé. Je dois lui apporter un manteau convenable, or de cela, il n’a nul besoin. Est-ce de la marche à pied qu’il veut me faire faire ?

Ménandre, La Tondue, v. 172-180,
ed. Alain Blanchard, traduction remaniée,
Paris, Les Belles Lettres, CUF, 2020.

Précisons qu’avant cette scène, la pièce est introduite par un prologue qui, comme souvent dans les comédies antiques, est prononcé par une divinité afin de poser le cadre et de présenter l’action. Le prologue est l’œuvre d’Agnoia (ἄγνοια, « l’ignorance » en grec), ce qui sur le plan comique est assez savoureux, car son rôle est précisément de présenter le lien familial qui existe entre Glykéra et Moschion afin qu’il puisse être connu du public et que celui-ci puisse apprécier les méprises qui s’ensuivent à cet égard. Rappelons en effet que Polémon pense que sa femme a un amant : l’esclave Sosias, qui lui a rapporté ce qu’il avait vu, n’a pas perçu toute la scène et ne s’est pas rendu compte que l’homme embrassé par Glykéra n’est autre que son propre frère Moschion. Le personnage d’Agnoia est apparenté, dans la pièce, à une déesse, qui ne s’exprime pas à son propos mais raconte l’histoire d’autres individus, dans le cadre du prologue. En ce sens, il apparaît que la voix féminine, pour être acceptable, doit être impersonnelle, voire narrative. En outre, il semble que cette voix peut être féminine parce qu’elle est celle d’une divinité : par comparaison, une femme mortelle ne serait pas en mesure d’exercer un tel rôle. Ce constat est rendu d’autant plus évident que Glykéra ne prend pas la parole avant le v. 708 de la pièce. Les 707 premiers vers ont donc la charge d’établir et de créer un discours sur la voix et l’identité féminines, sans que la principale intéressée puisse véritablement prendre parti et s’en défendre. Le personnage de Moschion – autre individu à connaître un trouble particulier parce qu’il est lui aussi soupçonné de mauvaises actions étant donné qu’il est accusé d’entretenir une relation d’adultère avec Glykéra – peut s’exprimer bien plus tôt dans le texte, sa première réplique étant prononcée au v. 267. Il y a donc un écart de traitement très important entre les voix des hommes et des femmes.

Dans l’extrait qui nous concerne précisément, des v. 172 à 180, lorsque Sosias prend la parole une fois que le prologue a été prononcé, le comportement de Polémon, le mari, tel qu’il est décrit, paraît intéressant parce qu’il dévie petit à petit des stéréotypes de genre masculin, en se plaçant à distance de ces derniers. En effet, au début de l’extrait, Sosias insiste sur les caractéristiques viriles de Polémon, en mettant en avant le fait qu’il est violent et belliqueux, ce que marque le nom du personnage, issu du grec πόλεμος, « la guerre ».  Dans un second temps, cependant, Sosias souligne les pleurs d’un Polémon prostré, nécessitant l’appui de son entourage proche et de ses amis pour surmonter sa douleur. Ainsi, la virilité disparaît au contact du chagrin amoureux, et les stéréotypes typiquement féminins se trouvent assumés par un personnage masculin. Cela doit être mis en relation avec l’acte accompli par Polémon : alors qu’il a coupé la chevelure de sa femme, il s’en est rendu maître, ainsi que des stéréotypes caractéristiques d’une forme de fragilité féminine. Ces faits intervenant dans le contexte d’une comédie devaient prêter à rire : le fait que le désespoir de Polémon ne soit pas seulement figuré sur scène mais décrit en est une nette illustration. Sosias actualise en effet ces éléments par la parole et attire l’attention sur ce qui a vocation à faire rire. Au demeurant, bien que Polémon assume une identité féminine sur le plan des stéréotypes, il n’en est pas pour autant privé de parole, ce qui le différencie de Glykéra.

En comparaison, les voix et les identités féminines semblaient bien plus libres et subversives chez Aristophane qu’elles ne le sont chez Ménandre, ce qui est certainement à rapprocher de l’écart qui existe entre la comédie ancienne et politique d’Aristophane et la comédie nouvelle de Ménandre. Dans la comédie nouvelle, on vise le rire en grossissant les traits de certaines situations réalistes. En somme, c’est l’état de la société à laquelle prennent part les personnages qui est présenté, à gros traits, et qui est l’objet du rire, car c’est précisément le rire qui est visé, aussi, à travers les représentations qui sont figurées. Par opposition, chez Aristophane, il y a une subversion de la société et de l’État, à travers un féminin qui renverse l’état social, permettant une critique de l’ordre tel qu’il est établi, comme nous avons pu l’observer dans la chronique n° 2 avec la grève du sexe que met en place Lysistrata afin de contraindre l’action des hommes et de faire cesser la guerre. C’est donc une esthétique du renversement qui est portée par les voix féminines chez Aristophane, qui sont certes mises en valeur, mais incarnent avant tout le rôle d’agentes à la fois du message qu’elles contribuent à porter, mais aussi du rire. De la même manière, dans la comédie nouvelle de Ménandre, le féminin semble essentiellement un agent lié au déroulement de la pièce, également destiné à produire le rire.

Adrien Bresson et Blandine Demotz

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