Anthrogyne et androcène – Le sexe ou la guerre

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Le grec ancien a deux mots, bien distincts, pour distinguer l'être humain (anthropos) et l'homme, conçu comme être masculin (andros). La femme (gunè) est donc un anthropos au même titre que l'andros. Pour autant, les civilisations anciennes, dans leurs mythes notamment, ne manquent pas de mettre en scène des entités détachées de tout genre, ou au contraire aux genres pluriels, parfois androgynes, ou au-delà. Sont-elles alors à percevoir comme anthrogynes, dépassant le stade de la masculinité et faisant route vers l'humain, au sein même de sociétés androcènes, et donc patriarcales ? En étudiant les rapports de genre parmi les textes et les représentations anciennes, de l'Antiquité à sa réception contemporaine, Adrien Bresson et Blandine Demotz invitent à repenser les représentations stéréotypées du masculin, du féminin et du neutre.

Lysistrata est l’une des comédies les plus célèbres d’Aristophane et la deuxième, d’un groupe de trois, à mettre en scène des héroïnes féminines, ce qui n’est pas si commun dans l’Athènes du Ve siècle de notre ère. Le dramaturge illustre ainsi le rôle que les femmes peuvent avoir dans la société, la manière détournée dont elles peuvent participer à la vie politique, mais également le point d’achoppement qu’elles rencontrent irrémédiablement. Dans L’Assemblée des femmes, dont il était question dans la précédente chronique, les femmes étaient menées par la figure de Praxagora. Dans Lysistrata, c’est Lysistrata, personnage éponyme, qui joue ce rôle et rassemble les femmes d’Athènes, parmi lesquelles Calonice, Myrrhine et Lampito, autour d’un sujet bien spécifique : faire en sorte que les hommes mettent fin aux guerres qui nuisent profondément à la cité. La pièce est écrite par Aristophane en 411 avant notre ère, c’est-à-dire en pleine guerre du Péloponnèse, qui oppose les deux grandes cités rivales d’Athènes et de Sparte entre 431 et 404 avant notre ère. Il n’est évidemment pas exclu de lire, dans la composition à laquelle se livre Aristophane, une prise de position antimilitariste, portée par les femmes. La manière qu’elles trouvent la plus opportune afin de provoquer un arrêt des combats est de supprimer à leurs maris l’un de leurs principaux points d’intérêts. Elles décrètent donc une grève du sexe jusqu’à ce que les hommes reviennent à la raison et cessent le combat. Il n’est pas si facile à Lysistrata de convaincre les femmes de s’engager avec elle dans la lutte et plusieurs demeurent rattachées à une forme de soumission aux instincts corporels, qui correspond à l’un des stéréotypes du féminin répandus dans l’Antiquité, comme l’illustre l’extrait suivant de la pièce :

Λυ. – Τοὺς πατέρας οὐ ποθεῖτε τοὺς τῶν παιδίων
ἐπὶ στρατιᾶς ἀπόντας ; Εὖ γὰρ οἶδ᾽ ὅτι
πάσαισιν ὑμῖν ἐστιν ἀποδημῶν ἀνήρ.

Κλ. – Ὁ γοῦν ἐμὸς ἀνὴρ πέντε μῆνας, ὦ τάλαν,
ἄπεστιν ἐπὶ Θρᾴκης φυλάττων Εὐκράτη.

Μυ. – Ὁ δ᾽ ἐμός γε τελέους ἑπτὰ μῆνας ἐν Πύλῳ.

Λα. – Ὁ δ᾽ ἐμός γα, καἴ κ᾽ ἐκ τᾶς ταγᾶς ἔλσῃ ποκά,
πορπακισάμενος φροῦδος ἀμπτάμενος ἔβα.

Λυ. – Ἀλλ᾽ οὐδὲ μοιχοῦ καταλέλειπται φεψάλυξ.
Ἐξ οὗ γὰρ ἡμᾶς προὔδοσαν Μιλήσιοι,
οὐκ εἶδον οὐδ᾽ ὄλισβον ὀκτωδάκτυλον,
ὃς ἦν ἂν ἡμῖν σκυτίνη ’πικουρία.
Ἐθέλοιτ᾽ ἂν οὖν, εἰ μηχανὴν εὕροιμ᾽ ἐγώ,
μετ᾽ ἐμοῦ καταλῦσαι τὸν πόλεμον;

Κλ. – Νὴ τὼ θεώ
ἔγωγέ τἂν, κἂν εἴ με χρείη τοὔγκυκλον
τουτὶ καταθεῖσαν ἐκπιεῖν αὐθημερόν.

Μυ. – Ἐγὼ δέ γ᾽ ἂν, κἂν ὡσπερεὶ ψῆτταν δοκῶ,
δοῦναι ἂν ἐμαυτῆς παρατεμοῦσα θἤμισυ.

Λα. – Ἐγὼν δὲ καί κα ποττὸ Ταΰγετόν ἄνω
ἔλσοιμ᾽ ὅπᾳ μέλλοιμί γ᾽ εἰράναν ἰδεῖν.

Λυ. – Λέγοιμ᾽ ἄν· οὐ δεῖ γὰρ κεκρύφθαι τὸν λόγον.
Ἡμῖν γάρ, ὦ γυναῖκες, εἴπερ μέλλομεν
ἀναγκάσειν τοὺς ἄνδρας εἰρήνην ἄγειν,
ἀφεκτέ᾽ ἐστὶ —

Κλ. – Τοῦ ; φράσον.

Λυ. – Ποήσετ᾽ οὖν;

Κλ. – Ποήσομεν, κἂν ἀποθανεῖν ἡμᾶς δέῃ.

Λυ. – Ἀφεκτέα τοίνυν ἐστὶν ἡμῖν τοῦ πέους.
Τί μοι μεταστρέφεσθε ; Ποῖ βαδίζετε ;
Αὗται, τί μοιμυᾶτε κἀνανεύετε ;
Τί χρὼς τέτραπται ; Τί δάκρυον κατείβεται;
Ποήσετ᾽ ἢ οὐ ποήσετ᾽ ; Ἢ τί μέλλετε ;

Κλ. – Οὐκ ἂν ποήσαιμ᾽, ἀλλ᾽ ὁ πόλεμος ἑρπέτω.

Λυ. – Ταυτὶ σὺ λέγεις, ὦ ψῆττα ; Καὶ μὴν ἄρτι γε
ἔφησθα σαυτῆς κἂν παρατεμεῖν θἤμισυ.

Κλ. – Ἄλλ᾽, ἄλλ᾽ ὅ τι βούλει. Κἄν με χρῇ, διὰ τοῦ πυρὸς
ἐθέλω βαδίζειν. Τοῦτο μᾶλλον τοῦ πέους.
οὐδὲν γὰρ οἷον, ὦ φίλη Λυσιστράτη.

Λυ. – Τί δαὶ σύ;

Μυ. – Κἀγὼ βούλομαι διὰ τοῦ πυρός.

Λυ. – Ὦ παγκατάπυγον θἠμέτερον ἅπαν γένος.
Οὐκ ἐτὸς ἀφ᾽ ἡμῶν εἰσιν αἱ τραγῳδίαι ·
οὐδὲν γάρ ἐσμεν πλὴν Ποσειδῶν καὶ σκάφη.
Ἀλλ᾽, ὦ φίλη Λάκαινα, –– σὺ γὰρ ἐὰν γένῃ
μόνη μετ᾽ ἐμοῦ, τὸ πρᾶγμ᾽ ἀνασωσαίμεσθ᾽ ἔτ᾽ <ἄν>, ––
ξυμψήφισαί μοι.

Λα. – Χαλεπὰ μὲν ναὶ τὼ σιὼ
γυναῖκάς ὑπνῶν ἐστ’ ἄνευ ψωλᾶς μόνας.
Ὅμως γα μάν· δεῖ τᾶς γὰρ εἰράνας μάλ᾽ αὖ.

Lysistrata. – Ne regrettez-vous pas les pères de vos petits enfants que le service retient loin de vous ? Car je sais bien que toutes vous avez un mari absent.

Cléonice. – Pour ce qui est du mien, voilà cinq mois, misère ! qu’il est loin, en Thrace, à surveiller Eucratès[1].

Myrrhine. – Et le mien est depuis sept mois entiers à Pylos[2].

Lampito. – Et le mien, s’il revient quelquefois de son régiment, a vite fait de reprendre le bouclier, de s’envoler et de disparaitre.

Lysistrata. – Et des galants, il n’en reste pas non plus, pas l’ombre d’un. Car depuis que nous avons été trahis par les Milésiens[3], je n’ai pas seulement vu un olisbos[4] long de huit doigts qui eût pu nous soulager avec son cuir. Consentiriez-vous donc, si je trouvais un expédient, à vous unir à moi pour mettre fin à la guerre ?

Cléonice. – Par les deux déesses, moi, en tout cas, j’en suis, quand je devrais mettre en gage l’encycle[5] que voici et... en boire l’argent le jour même.

Myrrhine. – Et je consens, moi, quand j’en devrais paraitre semblable à une plie, à me couper en long et à donner la moitié de moi-même.

Lampito. – Et moi je monterais au sommet du Taygète, si je devais y voir la paix.

Lysistrata. – Je vais parler, car il ne faut pas que la chose reste secrète. Nous avons, ô femmes, si nous voulons contraindre nos maris à faire la paix, à nous abstenir...

Cléonice. – De quoi ? Dis.

Lysistrata. – Le ferez-vous ?

Cléonice. – Nous le ferons, dussions-nous mourir.

Lysistrata. – Eh bien, il faut vous abstenir... du membre. – Pourquoi, dites-moi, vous détournez-vous ? Où allez-vous ? Hé, vous autres, pourquoi faites-vous la moue et hochez-vous la tête ? Pourquoi changer de couleur ? Pourquoi cette larme qui tombe ? Le ferez-vous ou ne le ferez-vous pas ? Qu’est-ce qui vous arrête ?

Cléonice. – Je ne saurais le faire. Tant pis ; que la guerre suive son cours.

Myrrhine. – Par Zeus, moi non plus. Tant pis ; que la guerre suive son cours.

Lysistrata. – C’est toi qui parles ainsi, ô plie, quand tu disais à l’instant que tu te couperais en long par la moitié ?

Cléonice. – … Autre chose, ce que tu voudras. S’il me faut passer à travers le feu, je suis prête à marcher. Plutôt cela que le membre. Car il n’est rien de tel, ma chère Lysistrata.

Lysistrata. – (À Myrrhine.) Et toi ?

Myrrhine. – Moi aussi j’irais à travers le feu.

Lysistrata. – O sexe dissolu que le nôtre tout entier ! Ce n’est pas pour rien que de nous sont faites les tragédies. Car nous ne sommes que « Poséidon et bateau[6] ». (À Lampito.) Mais, ma chère Laconienne, — car si tu restes seule avec moi, nous pourrions encore tout sauver, — range-toi de mon avis.

Lampito. – Il est bien pénible, par les Dioscures, pour des femmes de dormir, sans un gland, toutes seules. Cependant, oui, tout de même. Car de la paix aussi nous avons grand besoin.

Aristophane, Lysistrata, v. 99-144,
ed. Victor Coulon et Jean Irigoin,
trad. Hilaire Van Daele,
Paris, Les Belles Lettres, CUF, 1940.

Dès le début de son propos, Lysistrata semble mettre en avant une forme de dépendance des femmes à leurs maris, dont l’absence est immédiatement soulignée au v. 100 avec ἀποδημῶν ἀνήρ (« mari absent »). Un tel propos renferme l’idée qu’il serait préférable que la femme puisse compter sur son époux. Quand certaines interlocutrices y voient un intérêt d’ordre sexuel, il apparaît que Lysistrata y voit l’occasion de stopper la guerre.

Au début de l’extrait, toutes les femmes s’accordent sur la longue absence des hommes en lien avec l’affrontement militaire. Leurs voix et leurs identités se superposent dans un même constat, ce qui n’est plus le cas à la fin de l’extrait où certaines d’entre elles consentent à la grève du sexe, mais les avis restent partagés. Une telle dimension laisse la possibilité qu’existent des identités féminines plurielles, sans qu’elles se superposent et sans qu’il existe un unique stéréotype féminin, sous la plume d’Aristophane.

Il y a, comme nous l’avions observé dans la précédente chronique sur L’Assemblée des femmes, un lien insistant qui est fait entre les femmes et le sexe, ce qui ne concerne toutefois pas toutes les protagonistes présentes sur scène. Malgré tout, l’une des premières évocations, en lien avec l’absence des maris et la guerre, est l’ὀλίσβον au v. 109, le fameux godemichet qui se trouve indisponible en raison de la défection des Milésiens. En outre, le fait que certaines femmes soient prêtes à tout sauf à la grève du sexe, comme on le voit dans les propos de Myrrhine au v. 136 (κἀγὼ βούλομαι διὰ τοῦ πυρός, « Moi aussi j’irais à travers le feu »), reconnaissant ainsi préférer mourir plutôt que de renoncer au sexe, illustre la nature de certains stéréotypes qui sont rattachés au genre féminin. Le poète le moque, en grossissant particulièrement le trait. S’agit-il alors de se moquer des femmes, ou bien du prisme d’ensemble, à travers lequel les femmes sont régulièrement perçues ?

Les femmes ne sont pour autant pas indéfiniment enfermées dans le stéréotype de la sexualité, puisque le personnage de Lysistrata cherche à en sortir, mais également parce que Lampito reconnaît, en fin d’extrait, qu’il lui sera difficile de faire une croix sur sa sexualité, mais qu’elle en est capable s’il le faut. La précision Ποσειδῶν καὶ σκάφη (« Poséidon et bateau »), qui caractérise les femmes selon Lysistrata, met en évidence une certaine incapacité à s’intéresser à plusieurs sujets : une telle dénonciation a valeur d’incitation à l’action. Il s’agit de modalités plurielles qui incitent les femmes à élever la voix et à se défaire de l’identité stéréotypée qui leur est attachée. Cela n’empêche pas les personnages féminins d’être sujets à moquerie : lorsqu’elles se libèrent du stéréotype en abandonnant le sexe, elles le font à regret, et cette hésitation atténue la valeur de la décision finale, car le sacrifice, par l’hésitation, semble forcé.

L’on peut ainsi se demander si le propos présenté amorce la reconnaissance d’une forme de supériorité des femmes sur les hommes, capables d’écouter la raison et non de simples désirs, ou bien si une telle perception est à nuancer en raison du fait que les voix féminines qui sont présentées sont intrinsèquement portées par un poète masculin, mais également par des acteurs hommes, jouant des femmes sur scène. En conséquence, la prise de position des femmes ne pourrait qu’être incomplète, n’étant pas pleinement prise en charge par les femmes elles-mêmes, condamnées, dans la comédie ancienne d’Aristophane, au rôle que les hommes daignent leur laisser, à travers une vision certainement stéréotypée, qui les présente comme exagérément bavardes pendant que les hommes sont à la guerre.

Adrien Bresson et Blandine Demotz

 

[1] Stratège athénien soupçonné de trahison, que les Athéniens se chargent donc de surveiller pendant la guerre du Péloponnèse.

[2] Célèbre lieu d’affrontement naval entre Athènes et Sparte pendant la guerre du Péloponnèse.

[3] Les Milésiens ont trahi Athènes au profit de Sparte, lors d’un affrontement en Sicile. Ils étaient connus pour le travail du cuir.

[4] Beaucoup d’olisboi, des godemichets, étaient en cuir, d’où le fait que la trahison des Milésiens puisse être très dommageable à cet égard.

[5] Robe arrondie.

[6] Expression pléonastique (Poséidon et bateau renvoyant à la même réalité, la mer) pour désigner le fait que les femmes se cantonnent à un unique domaine et paraissent incapables de s’exprimer sur d’autres sujets. C’est le sens du propos de Lysistrata.