Un nouvel extrait de L'Affaire Agathonisi, notre polar de l'été, à retrouver en lecture intégrale ICI.
Nigel fait des confidences
Nigel tirait sur sa barbiche compulsivement, mais son œil bleu exprimait le plaisir et la concentration davantage que l’anxiété.
– Merci Georges, du fond du cœur. Je me doutais que vous me tendriez ce genre de piège. Je vous propose ceci. Quelques remarques générales, et puis un petit texte écrit spécialement pour la circonstance, qui j’espère excitera votre esprit critique. D’accord?
Les quatre auditeurs hochèrent la tête.
– Ma règle ? pas de règle, au sens où il y a autant de façons de raconter les histoires qu’il y a d’histoires. Cela mis à part, un récit est bon, pour moi, quand il est rapide, visuel et... je ne sais pas dire cela en français... close...
– Proche, familier? proposa Claire.
– Je suppose que familier est un bon équivalent. Il faut parler aux gens de ce qui les touche, et ce qui les touche, c’est ce qu’ils connaissent, même si ce sont des rêves... Vous savez qui m’a le plus inspiré ?
– Non, dit Georges, mais vous nous avez dit au début de l’été que vous aimiez le public le plus large...
– Oui, mais le public, c’est quelques personnes représentatives, en fait, et dans mon cas, une seule personne, une femme simple, la meilleure des femmes...
– Votre maman, suggéra Claire un peu trop vite.
– Eh bien non, figurez-vous. Je suis issu de la bonne bourgeoisie, mais mes parents se sont séparés quand j’étais très jeune. Ma mère était une sorte d’aventurière, très libre sexuellement, et mon père probablement trop sérieux pour elle. Il était historien, universitaire, bref boring, vous dites chiant, n’est-ce pas ? Bref, ma sœur et moi avons été élevés pendant plusieurs années dans le Kent, par une femme rose et bleue qui s’appelait Rose. Non, je ne plaisante pas. Son mari était pêcheur. Ils avaient une petite maison au bas d’une falaise. Rose avait un sacré tour de taille, elle sentait la vanille, avait la peau très douce, un immense talent pour les cookies et un goût immodéré pour les histoires sentimentales. Je revois ses yeux se remplir de larmes, je la revois se tamponner le nez avec un mouchoir roulé en boule... et j’entends son petit rire gêné quand on la prenait en flagrant délit d’émotion.
– Alors vous avez écrit pour elle...
– Non, au début, c’est elle qui me lisait ou qui me racontait des histoires, quand j’avais des crises d’angoisse. Ne vous moquez pas, nous parlions aussi de la famille royale. Nous savions tout. Nous collectionnions des photos... J’étais un peu féminin, je vous l’ai dit, n’est-ce pas ? Mes camarades se moquaient de moi parce que je jouais mal au soccer, au foot, comme vous dites, ou au cricket. Ma sœur était tout l’inverse de moi, garçonne, tout le temps dehors... Le mari de Rose passait son temps à la pêche ou au pub... Dans l’adversité, ou plutôt dans l’indifférence générale, nous communiquions parfaitement bien, Rose et moi. Et puis je me suis mis à lire à mon tour, et à raconter mes lectures, puis à inventer des histoires. Voilà, vous savez tout. J’ai passé ma vie à inventer des histoires pour faire rire ou pleurer une grosse dondon du Kent, qui me servait de mère, et mieux encore.
– Elle vit encore ? demanda Georges.
– Non, dit Nigel d’une voix plus douce, un peu lointaine, elle est morte assez jeune, à la cinquantaine, je pense, d’un infarctus. Le bon âge. Elle n’a pas eu à vieillir. Après notre départ, à ma sœur et à moi, elle s’était mise à boire du whisky... Je vais souvent fleurir sa tombe, avec des roses, bien sûr. Je lui dois certaines des heures les plus paisibles, les plus gaies, les plus heureuses de ma vie. Si, si, je vous assure.
Georges se rend compte que Claire renifle. Angela au contraire a pris un air courroucé.