[SACRÉ LUCIEN !] Chroniques anachroniques — La croisière s’amuse

Média :
Image :
Texte :

Cette semaine, La Vie des Classiques vous propose de (re)découvrir une figure majeure de la littérature antique : Lucien de Samosate, “un des plus beaux esprits de son siècle”. Puisées dans les arcanes du site, voici pour vous quelques belles et bonnes pages...

Ce début d’année 2016 fut marqué par la disparition de célébrités, telles que Michel Galabru, David Bowie, Pierre Boulez, Kurt Masur et tout récemment Umberto Eco. Paix à leur âme ! Mais qui sait ce qui peut bien les attendre dans l’au-delà. Lucien de Samosate au IIe siècle  après J.-C. dans ses Dialogues des morts (20, 1-6) nous en donne un aperçu comique.

ΧΑΡΩΝ

Ἀκούσατε ὡς ἔχει ὑμῖν τὰ πράγματα. Mικρὸν μὲν ὑμῖν͵ ὡς ὁρᾶτε͵ τὸ

σκαφίδιον καὶ ὑπόσαθρόν ἐστιν καὶ διαρρεῖ τὰ πολλά͵ καὶ ἢν τραπῇ ἐπὶ

θάτερα͵ οἰχήσεται περιτραπέν͵ ὑμεῖς δὲ τοσοῦτοι ἅμα ἥκετε πολλὰ

ἐπιφερόμενοι ἕκαστος. ἢν οὖν μετὰ τούτων ἐμβῆτε͵ δέδια μὴ ὕστερον

μετανοήσητε͵ καὶ μάλιστα ὁπόσοι νεῖν οὐκ ἐπίστασθε.

ΕΡΜΗΣ

Πῶς οὖν ποιήσαντες εὐπλοήσομεν;

ΧΑΡΩΝ

Ἐγὼ ὑμῖν φράσω· γυμνοὺς ἐπιβαίνειν χρὴ τὰ περιττὰ ταῦτα πάντα

ἐπὶ τῆς ἠϊόνος καταλιπόντας· μόλις γὰρ ἂν καὶ οὕτως δέξαιτο ὑμᾶς τὸ

πορθμεῖον. σοὶ δέ͵ ὦ Ἑρμῆ͵ μελήσει τὸ ἀπὸ τούτου μηδένα παραδέχεσθαι

αὐτῶν͵ ὃς ἂν μὴ ψιλὸς ᾖ καὶ τὰ ἔπιπλα͵ ὥσπερ ἔφην͵ ἀποβαλών. παρὰ δὲ

τὴν ἀποβάθραν ἑστὼς διαγίνωσκε αὐτοὺς καὶ ἀναλάμβανε γυμνοὺς

ἐπιβαίνειν ἀναγκάζων.

ΕΡΜΗΣ

 Εὖ λέγεις͵ καὶ οὕτω ποιήσωμεν. Οὑτοσὶ τίς ὁ πρῶτός ἐστιν;

ΜΕΝΙΠΠΟΣ

Μένιππος ἔγωγε. ἀλλ΄ ἰδοὺ ἡ πήρα μοι͵ ὦ Ἑρμῆ͵ καὶ τὸ βάκτρον εἰς

τὴν λίμνην ἀπερρίφθων͵ τὸν τρίβωνα δὲ οὐδὲ ἐκόμισα εὖ ποιῶν.

ΕΡΜΗΣ

Ἔμβαινε͵ ὦ Μένιππε ἀνδρῶν ἄριστε͵ καὶ τὴν προεδρίαν ἔχε παρὰ τὸν

κυβερνήτην ἐφ΄ ὑψηλοῦ͵ ὡς ἐπισκοπῇς ἅπαντας. ὁ καλὸς δ΄ οὗτος τίς

ἐστιν;

ΧΑΡΜΟΛΕΩΣ

Χαρμόλεως ὁ Μεγαρικὸς ἐπέραστος͵ οὗ τὸ φίλημα διτάλαντον ἦν.

ΕΡΜΗΣ

Ἀπόδυθι τοιγαροῦν τὸ κάλλος καὶ τὰ χείλη αὐτοῖς φιλήμασι καὶ τὴν

κόμην τὴν βαθεῖαν καὶ τὸ ἐπὶ τῶν παρειῶν ἐρύθημα καὶ τὸ δέρμα ὅλον.

ἔχει καλῶς͵ εὔζωνος εἶ͵ ἐπίβαινε ἤδη.

ὁ δὲ τὴν πορφυρίδα οὑτοσὶ καὶ τὸ διάδημα ὁ βλοσυρὸς τίς ὢν

τυγχάνεις;

ΛΑΜΠΙΧΟΣ

Λάμπιχος Γελῴων τύραννος.

ΕΡΜΗΣ

Τί οὖν͵ ὦ Λάμπιχε͵ τοσαῦτα ἔχων πάρει;

ΛΑΜΠΙΧΟΣ

Τί οὖν; ἐχρῆν͵ ὦ Ἑρμῆ͵ γυμνὸν ἥκειν τύραννον ἄνδρα;

ΕΡΜΗΣ

Τύραννον μὲν οὐδαμῶς͵ νεκρὸν δὲ μάλα· ὥστε ἀπόθου ταῦτα.

ΛΑΜΠΙΧΟΣ

Ἰδού σοι ὁ πλοῦτος ἀπέρριπται.

ΕΡΜΗΣ

Καὶ τὸν τῦφον ἀπόρριψον͵ ὦ Λάμπιχε͵ καὶ τὴν ὑπεροψίαν· βαρήσει

γὰρ τὸ πορθμεῖον συνεμπεσόντα.

ΛΑΜΠΙΧΟΣ

Οὐκοῦν ἀλλὰ τὸ διάδημα ἔασόν με ἔχειν καὶ τὴν ἐφεστρίδα.

ΕΡΜΗΣ

Οὐδαμῶς͵ ἀλλὰ καὶ ταῦτα ἄφες.

ΛΑΜΠΙΧΟΣ

Εἶεν. τί ἔτι; πᾶν γὰρ ἀφῆκα͵ ὡς ὁρᾷς.

ΕΡΜΗΣ

Καὶ τὴν ὠμότητα καὶ τὴν ἄνοιαν καὶ τὴν ὕβριν καὶ τὴν ὀργήν͵ καὶ

ταῦτα ἄφες.

ΛΑΜΠΙΧΟΣ

Ἰδού σοι ψιλός εἰμι.

ΕΡΜΗΣ

 Ἔμβαινε ἤδη. σὺ δὲ ὁ παχύς͵ ὁ πολύσαρκος τίς ὢν τυγχάνεις;

ΔΑΜΑΣΙΑΣ

Δαμασίας ὁ ἀθλητής.

ΕΡΜΗΣ

Ναί͵ ἔοικας· οἶδα γάρ σε πολλάκις ἐν ταῖς παλαίστραις ἰδών.

ΔΑΜΑΣΙΑΣ

Ναί͵ ὦ Ἑρμῆ· ἀλλὰ παράδεξαί με γυμνὸν ὄντα.

ΕΡΜΗΣ

Οὐ γυμνόν͵ ὦ βέλτιστε͵ τοσαύτας σάρκας περιβεβλημένον· ὥστε

ἀπόδυθι αὐτάς͵ ἐπεὶ καταδύσεις τὸ σκάφος τὸν ἕτερον πόδα ὑπερθεὶς

μόνον· ἀλλὰ καὶ τοὺς στεφάνους τούτους ἀπόρριψον καὶ τὰ κηρύγματα.

ΔΑΜΑΣΙΑΣ

Ἰδού σοι γυμνός͵ ὡς ὁρᾷς͵ ἀληθῶς εἰμι καὶ ἰσοστάσιος τοῖς ἄλλοις

νεκροῖς.

ΕΡΜΗΣ

Οὕτως ἄμεινον ἀβαρῆ εἶναι· ὥστε ἔμβαινε. καὶ σὺ τὸν πλοῦτον

ἀποθέμενος͵ ὦ Κράτων͵ καὶ τὴν μαλακίαν δὲ προσέτι καὶ τὴν τρυφὴν μηδὲ

τὰ ἐντάφια κόμιζε μηδὲ τὰ τῶν προγόνων ἀξιώματα͵ κατάλιπε δὲ καὶ

γένος καὶ δόξαν καὶ εἴ ποτέ σε ἡ πόλις ἀνεκήρυξεν καὶ τὰς τῶν

ἀνδριάντων ἐπιγραφάς͵ μηδὲ ὅτι μέγαν τάφον ἐπί σοι ἔχωσαν λέγε·

βαρύνει γὰρ καὶ ταῦτα μνημονευόμενα.

CHARON. Écoutez-moi vous expliquer la situation ! Comme vous voyez, notre barque est petite, assez pourrie, et prend l’eau ; si elle penche d’un côté, elle va se retourner et sombrer. Or vous arrivez en grand nombre, et chacun lourdement chargé ! Si vous embarquez avec vos bagages, je crains que vous ne le regrettiez par la suite, surtout si vous ne savez pas nager.

LES MORTS. Que faut-il donc faire pour que la traversée soit bonne ?

CHARON. Je vais vous le dire : il faut monter nus, et laisser tous ces fardeaux inutiles sur le rivage. Même dans ces conditions, la barque vous contiendra difficilement. Veille donc, toi, Hermès, à partir de maintenant, à ce qu’aucun d’entre eux ne soit accepté à bord sans être entièrement nu, et sans avoir abandonné ses affaires, comme je l’ai dit. Place-toi près de l’échelle, examine-les, et ne les admets que lorsque tu les auras forcés à être nus.

HERMÈS. Tu as raison. Je vais le faire. Qui est cet homme qui se présente premier ?

MÉNIPPE. Je suis Ménippe, Tiens, Hermès, voici ma besace et mon bâton ; jette-les dans le lac ! Mon manteau, je ne l’ai pas apporté, et j’ai bien fait.

HERMÈS. Embarque, Ménippe, toi le meilleur des hommes, et prends la première place, en haut, à côté du pilote, pour surveiller les autres. Quel est ce beau garçon ?

CHARMOLÉOS. Charmoléos, le bien-aimé de Mégare, dont le baiser coûtait deux talents.

HERMÈS. Eh bien quitte ta beauté, tes lèvres et leurs baisers, ta chevelure épaisse, l’incarnat de tes joues et toute ta peau. C’est bien ! Te voilà léger ! Monte à présent. Et celui-ci avec sa robe de pourpre, son diadème, ce pompeux personnage ? Qui es-tu ?

LAMPICHOS. Lampichos, tyran de Géla.

HERMÈS. Et pourquoi, Lampichos, apportes-tu tant de choses ?

LAMPICHOS. Quoi, Hermès ? Aurait-il fallu qu’un tyran vienne tout nu ?

HERMÈS. Un tyran, non, mais un mort, oui ! Dépose tout cela.

LAMPICHOS. Voilà. J’ai jeté mon or.

HERMÈS. Jette également ton orgueil, Lampichos, et ton air dédaigneux : ils chargeraient la barque et couleraient avec elle.

LAMPICHOS. Permets-moi au moins de garder mon diadème et mon beau manteau.

HERMÈS. Non ! Laisse-les aussi.

LAMPICHOS. Soit. Et quoi encore ? Tu le vois, j’ai tout abandonné.

HERMÈS. Ta cruauté, ta sottise, ton insolence, ta colère, débarrasse-toi encore de cela !

LAMPICHOS. Eh bien ! Me voilà nu !

HERMÈS. Monte à présent. Et toi, l’homme robuste et musclé, qui donc es-tu ?

DAMASIAS. L’athlète Damasias.

HERMÈS. Oui, tu lui ressembles. Je me souviens de t’avoir vu souvent dans les palestres.

DAMASIAS. Laisse-moi passer, Hermès : je suis nu.

HERMÈS. Tu n’es pas nu, mon ami, chargé de tant de muscles. Quitte-les vite ! Tu feras couler la barque, en y posant seulement un de tes pieds. Jette aussi ces couronnes et ces proclamations de victoire.

DAMASIAS. Je suis maintenant vraiment nu, tu le vois, et je ne pèse pas plus que les autres morts.

HERMÈS. Il est préférable d’être léger ainsi ; monte donc. Et toi aussi, Craton, dépose ta richesse, ta mollesse, ton luxe ; n’apporte pas non plus les tombeaux ni les honneurs de tes ancêtres ; laisse ta noblesse, ta gloire, les proclamations que la cité a pu faire en ton honneur, les inscriptions sur les statues. Et ne me dis pas qu’ils ont édifié sur toi un grand monument ; ces souvenirs sont trop pesants.


Texte traduit par Anne-Marie Ozanam

Lucien reprend une géographie traditionnelle des Enfers, pas nécessairement infernaux, où les âmes doivent traverser le marais de l’Achéron pour aborder à l’autre rive du fleuve des morts, d’où personne n’est revenu. C’est un aller simple, seules quatre autres célébrités ont eu droit à un aller-retour : Héraklès, Orphée, Eurydice et Psyché. Pour le commun des mortels, le prix de la traversée varie entre un et trois oboles (placées sous la langue des trépassés pour réserver la traversée), requis à l’embarcadère par le passeur des morts, le nocher, Charon. Le personnel d’accueil n’avait rien de très avenant – ayant le monopole de la ligne, Charon pouvait se permettre d’être un vieillard laid, hirsute, sale et en haillons. Les consignes de sécurité sont strictes et réduites au minimum : pas de bagage à main, pas de bagage en soute, pas de bagage sur soi ! On imagine aisément nos chefs d’orchestre se délester de leur baguette, partitions et titre, nos chanteurs de leur guitare, notre écrivain de son immense bibliothèque et Michel Galabru… « de ses muscles ». Tous nous pardonneront certainement cette chronique décalée et légère : Michel Galabru et son humour de bon vivant, David Bowie et son perpétuel iconoclasme et Umberto Eco qui a voyagé avec un saumon n’auraient pas désavoué notre ton. Mais l’Antiquité est drôle aussi ! Nous leur souhaitons un agréable voyage !

Christelle Laizé et Philippe Guisard

Dans la même chronique