Amis des Classiques, voyageons aujourd'hui en terre mésopotamienne et écoutons Jean-Jacques Glassner, auteur de nombreux ouvrages, dont Le Dictionnaire archéologique de la Bible (2006), La Mésopotamie (2002) et Chroniques Mésopotamiennes (1993, nouvelle éd. enrichie à paraître) nous raconter la troublante histoire du shuruppû, mal mythique créé par le dieu Enlil parce que les hommes l'empêchaient de dormir.
Aux origines, en terre mésopotamienne, Enlil, le dieu suprême du panthéon sumérien, créa le monde. Un œuvre, qui présente le mythe de la création de l’homme et du déluge, vraisemblablement composée au cours du XVIIIesiècle avant notre ère, nous est connue par des copies de la main de l’apprenti scribe Ipiq-Aya, qui exerçait ses talents sous le règne du roi Ammi-saduqa de Babylone (1646-1626), un arrière-petit-fils de Hammurabi, au cours du xviie siècle avant notre ère. L’œuvre s’intitulait « Lorsque les dieux étaient homme » (Jean Bottéro et Samuel Noah Kramer, Lorsque les dieux faisaient l’homme, Gallimard, 1989, pp. 526-563).
Elle nous enseigne qu’une fois créé, le monde fut peuplé d’une multitude de divinités, les unes oisives, les autres accablées de corvées pour assurer le bien-être des premières. Cette situation perdura pendant 2500 ans, au terme desquels, exténué, le petit peuple des dieux se souleva et brûla ses instruments de travail, mettant les oisifs en émoi. La jacquerie triompha rapidement, mais il fallait trouver une nouvelle main d’œuvre corvéable à merci pour satisfaire les appétits voraces des dieux. La solution fut trouvée par le dieu de la sagesse, Enki, qui proposa un plan de résolution de la crise, il offrit de créer l’homme mortel pour remplacer les dieux. Ainsi fut sacrifié le dieu meneur de la jacquerie, dont le sang fut mêlé à l’argile pour créer le prototype humain. De ce fait, l’homme héritait de l’esprit rebelle du dieu immolé ! Dans le cas présent, on est confronté à ce qui s’apparente à un règlement politique local.
1.200 ans ne s’étaient pas encore écoulés, que l’humanité laborieuse s’était multipliée et donnait de la voix à grand renfort de cris et de tapage, empêchant Enlil de dormir. Le dieu décida d’un fléau, une maladie infectieuse transmissible par contage, nommée shuruppû, pour en réduire le nombre. La littérature mésopotamienne nous enseigne que cette maladie était associée à des frissons, des tremblements, de la fièvre, des maux de tête et de l’épuisement. Ces symptômes font penser à ce que la médecine européenne appelait la « grippe » ou la « peste pulmonaire », très présente en Europe entre le xiiieet le xviesiècle de notre ère, et qui se transmettait par les gouttelettes de salive (Jean Delumeau, La Peur en Occident, Fayard, 1978, pp. 98, 101).
La tentative de réduire l’humanité échoua par l’entremise d’Enki, celui-là même qui avait créé l’homme et qui ne voulait pas voir sa créature mise en danger. Enlil avait pris l’initiative de l’épidémie et avait chargé le dieu Namtar, le Destin, mais aussi La Faucheuse, de sa mise en application. Enki informa son dévot Atrahasis, le « Supersage », comme son nom l’indique, un homme exceptionnellement pieux et juste, qu’il suffirait d’honorer Namtar, l’exécutant des basses-œuvres d’Enlil, en le couvrant de cadeaux pour le voir renoncer et faire échouer le projet. De fait, celui-ci se laissa circonvenir.
Le remède qui consistait à manifester sa dévotion à l’égard d’une divinité plutôt qu’à une autre, porta ses fruits ! En plein xxiesiècle de notre ère, il fait toujours des adeptes, mais, faute de polythéisme, il est non seulement malaisé à mettre en application, mais en outre voué à l’échec. Le polythéisme impliquait des divinités multiples, associées les unes aux autres, et une délimitation de leurs compétences. Elles veillaient à se situer les unes par rapport aux autres, à définir les limites de leurs domaines respectifs et les modalités de leurs manifestations.
Par la suite, Enlil subit deux autres échecs dans ses tentatives de réduire ou d’éradiquer l’humanité ; il provoquera en vain une famine, mais faillit réussir avec le déluge !
Jean-Jacques Glassner
directeur de recherche émérite, CNRS