Cette semaine, La Vie des Classiques republie les chroniques qui nous parlent du soleil, de la mer et du tourisme. Comme un goût de vacances d’il y a quelques siècles…
Il y a quelques années, on pouvait voir cette inscription répétée un peu partout dans les couloirs du métro : « La mer a un pays, la Grèce ». Les poètes n’avaient pas attendu cette publicité de l’Office Hellénique du Tourisme pour faire ce rapprochement, en y ajoutant l’essor de l’intelligence et de la liberté. A l’Hymne à voix basse de René Char : « L’Hellade, c’est le rivage déployé d’une mer géniale d’où s’élancèrent à l’aurore le souffle de la connaissance et le magnétisme de l’intelligence », répond le texte de Michel Leiris Péninsule Hellénique : « Etalée sur la mer comme une main pendant du bout d’un bras, et prolongée par une explosion d’îles, la Grèce géographique est là pour nous rappeler qu’intelligence n’est pas ciment freinant de sa masse toute prolifération, non plus que liberté absence de contour. » Si tous les touristes attirés par la patrie d’Homère n’obéissent pas à des mobiles aussi nobles, la mer, et les îles en particulier, exercent un puissant attrait, associées qu’elles sont à la parenthèse enchantée de séjours édéniques, en attendant l’expulsion vers les nécessités du quotidien laborieux…
Pourtant, quand on se réfère à l’Antiquité, et en particulier à ce grand poème de la mer que constitue l’Odyssée, l’espace maritime ne se signale pas vraiment par sa douceur ! Si l’Occident moderne a développé en effet ce désir du rivage dont Alain Corbin décrit dans son étude les différentes étapes[1], il n’en a pas toujours été ainsi, tant s’en faut. Le voyage d’Ulysse d’île en île n’a rien d’une croisière de plaisance proposée par une agence touristique : il est même exactement l’inverse. En l’occurrence, le Désorganisateur Pas Gentil s’appelle Poséidon. Poursuivant de sa vindicte Ulysse, le dieu transforme son retour en une longue série d’épreuves, annoncées dès le quatrième vers de l’Odyssée : « Combien sur la mer il subit de souffrances en son cœur, cherchant à préserver sa vie et le retour de ses compagnons ! » La mer dans l’Odyssée n’a rien de cette eau accueillante qui fait le bonheur des vacanciers avides de rafraîchissement : c’est un espace hostile, angoissant, invivable (un de ses qualificatifs les plus fréquents est atrugetos, rendu généralement par stérile ou inféconde), et les plongeons qu’on y fait n’ont rien de régénérateur : quand on n’y laisse pas sa vie – sort de la plupart des compagnons d’Ulysse – on en ressort comme celui-ci abordant l’île des Phéaciens : « Son cœur était dompté par la vague. Tout son corps était tuméfié ; l’eau de mer ruisselait en abondance par sa bouche et par ses narines ; sans souffle et sans voix il gisait épuisé, une lassitude terrible l’accablait[2]. » Quant aux diverses îles où sa navigation déréglée entraîne le roi d’Ithaque, elles n’ont de paradisiaque que l’apparence, et si ses compagnons, moins avisés que lui, peuvent se laisser prendre aux attraits captieux de ces lieux enchantés, le protégé d’Athéna sait résister à leurs sortilèges : il ne se laisse pas transformer en porc (menace qui concerne encore plus d’un touriste) dans l’île de Circé, échappe à l’appétit cannibale des Lestrygons, évite de massacrer les bœufs d’Hélios – erreur fatale qui vaudra à ses marins la vengeance de Zeus. L’épisode d’Ogygie, l’île de Calypso, est significatif de l’état d’esprit du héros de l’Odyssée, bien loin de l’euphorie des séjours organisés : voici une île qui offre tous les attraits susceptibles d’être promus par nos modernes agences : soleil et mer, caverne ombreuse et fraîche, végétation abondante et variée, sources limpides, molles prairies pleines de fleurs : « En entrant dans ces lieux, même un immortel à cette vue en eût été charmé[3]. ». Quant au reste, comme dirait La Fontaine, quel homme ne rêverait de devenir l’esclave sexuel d’une nymphe divine, dont la beauté et les charmes surpassent de loin toutes les mortelles[4] ? Et pourtant on y retrouve Ulysse devant la mer, « répandant sa douce vie à pleurer le retour[5] » et refusant l’immortalité que lui propose Calypso.
La principale différence qui oppose le touriste moderne au héros de l’Odyssée ne réside pas dans le plaisir ou la souffrance (même si Ulysse est qualifié de polutlas, qui a beaucoup enduré), mais le rapport au temps. Le concept de retour est inclus dans la notion de tourisme : le terme même implique un trajet circulaire – et cette sécurité fait de la fin du voyage une échéance d’autant moins désirée qu’elle est, de toute façon, inéluctable. Au contraire Ulysse, retenu depuis sept ans auprès de Calypso, a fait de ce retour une priorité absolue, qui devient obsessionnelle : « Je veux et souhaite tous les jours revenir en ma maison et voir la journée du retour[6]. » L’épithète employée ici, nostimon, est directement forgée sur le substantif nostos, qui désigne le retour ; mais cet adjectif se charge en grec ancien de connotations positives intraduisibles qui ont abouti au sens actuel de délicieux. Un des maléfices récurrents qui menacent les compagnons d’Ulysse est l’oubli de la terre natale : on le voit dans l’épisode des Lotophages, et c’est aussi le premier effet des drogues administrées par Circé… C’est donc la perspective magnifiée de cette journée fertile, toujours désirée et sans cesse reculée par ses différentes épreuves, qui oriente le voyage d’Ulysse : on ne peut en dire autant du touriste moyen !
Cette douleur permanente du retour, qui donne son sens à l’Odyssée, n’est paradoxalement pas désignée par un terme spécifique. On cherche en vain le mot νοσταλγία dans le Bailly[7]. Comme le rappelle Michel Grodent : « Les Anciens ne disposaient pas d’un mot pour dire le regret du sol natal mais usaient de périphrases[8]. » Or le terme nostalgie, tel que nous l’employons aujourd’hui, ne s’applique pas seulement au désir de retourner vers sa patrie : tout moment du passé peut faire l’objet d’un tel sentiment. Qu’advient-il d’Ulysse une fois que, après avoir retrouvé Ithaque et éliminé ses rivaux, il n’a, en somme, plus rien à désirer ? On se souvient du poème de Constantin Cavafy :
Ithaque t’a donné le beau voyage
Sans elle tu n’aurais pas pris la route
Mais elle n’a plus rien à te donner
…Quand l’aventurier assagi repose près de l’épouse fidèle, rien n’empêche de penser que le corps blanc de Calypso dans la caverne obscure, le lourd parfum de Circé, le chant ineffable des Sirènes, le rire juvénile de Nausicaa hantent encore les rêves de son sommeil troublé, et la mer, aperçue tous les jours de son petit royaume insulaire, lui ramène sans cesse à l’esprit ses inquiétants, ses excitants sortilèges – vieille passion mal éteinte où mémoire, souffrance et désir finissent par se rejoindre en un regret confus… Peut-être même arrive-t-il au roi comblé d’arroser de ses larmes le rivage de son île, comme jadis quand il était retenu par les charmes de la belle nymphe amoureuse : tu pleureras l’heure où tu pleures, dit le poète[9]. Tout cela, il est permis de l’imaginer, mais le texte d’Homère, au reste inachevé, n’en dit rien. Ce qu’il nous dit en revanche, c’est que l’ultime destination d’Ulysse n’est pas Ithaque, et qu’il doit fuir la mer pour accomplir son destin. Telle est en effet l’injonction prophétique que Tirésias lui adresse au Royaume des Morts :
Quand tu auras tué les prétendants (…) alors prends une rame bien faite et va, jusqu’à ce que tu arrives chez des hommes qui ignorent la mer et mangent leur pitance sans sel : ils ne connaissent donc point les vaisseaux aux flancs rouges, ni les rames bien faites, qui sont les ailes des vaisseaux. (…) Pour toi la mort te viendra hors de la mer, très douce : elle te prendra quand tu seras affaibli par une vieillesse opulente ; autour de toi les peuples seront prospères[10].
Loin de la mer, c’est-à-dire enfin délivré de la nostalgie qui le ronge, on peut imaginer Ulysse heureux…
Mais nous, touristes voués à la circularité de l’espace et du temps des vacances, nous cultivons soigneusement nos regrets ; si nous voyageons, c’est aussi pour nous remémorer, à la saison ténébreuse, les eaux limpides d’une crique découverte au bout d’un long chemin pierreux, l’heure où le petit port chavirait dans la lumière mauve, le clapotis nocturne qui berçait la taverne... Et si cette année les aléas de la vie nous empêchent de partir, il nous suffira, pour retrouver les charmes des îles enchantées, de feuilleter encore les pages du Grand Poème de la mer inlassable.
J-P P
[1] Alain Corbin : Le territoire du vide. L’Occident et le désir du rivage (Champs-Flammarion)
[2] Odyssée, Chant V, 454-457
[3] Odyssée, Chant V, 73-74
[4] Cf Odyssée, Chant V, 211-218
[5] Odyssée, Chant V, 152-153
[6] Odyssée, Chant V, 219-220
[7]Ce mot, repris dans la langue grecque moderne, a en fait été forgé par un médecin suisse, M. Hofer, à la fin du XVIIe siècle…
[8] Voir Michel Grodent, La nostalgie en Grèce, Petits cahiers « Terres de Grèce », Editions Itinérances
[9] Guillaume Apollinaire, A la Santé, in Alcools
[10] Odyssée, Chant XI, 119-125 et 134-137