À l’occasion de la publication de leur dernier ouvrage écrit à quatre mains, Mission : Comédie ou Comment se sortir d'un tragédie en moins de 24 heures, aux éditions Les Belles Lettres, Florian Pennanech et Sophie Rabau nous font l'honneur d'un entretien exclusif, au cœur de la Querelle entre Tragédie et Comédie.
La Vie des Classiques : Vous imaginez dans votre livre que vos alter ego fictifs, nommés également Florian Pennanech et Sophie Rabau, transforment des tragédies en comédie, mais êtes-vous plutôt tragédie ou plutôt comédie ?
Florian Pennanech & Sophie Rabau : En tant que poéticiens et théoriciens de la littérature, nous sommes résolument du côté de la comédie, tandis que nous pensons que la critique est du côté de la tragédie. En effet, comme nos héros s’en aperçoivent peu à peu, nous avons l’habitude, du moins au 20ème et au 21ème siècle, d’expliquer les textes en « les expliquant », c’est-à-dire en trouvant des raisons qui expliquent pourquoi on y trouve tel ou tel trait, en disant, en somme, que le texte a des raisons d’être tel qu’il est, qu’il ne pouvait être autrement, et qu’il est donc irremplaçable et unique, irréductiblement singulier. C’est bien ce rapport qu’a le héros de tragédie à son destin qu’il juge absolument sans alternative tandis qu’il pense généralement que l’objet de son désir est irremplaçable et unique.
Comme poéticiennes et théoriciennes de la littérature, nous pensons au contraire qu’il est toujours possible de concevoir les textes autrement, et également qu’un texte peut toujours en remplacer un autre de même qu’une Zerline ou qu’un Don juan peut toujours remplacer un amour par un autre. A propos de Don Juan, nous sommes donc plutôt du côté du catalogue que du culte au texte singulier. Enfin, nous nous intéressons non à ce qui est écrit, mais à ce qui peut l’être : le corpus d’une théoricienne est toujours constitué de tous les textes concevables, et non pas seulement de tous les textes effectivement écrits. Cette manière de faire où l’on ne cesse d’inventer une autre manière de faire, de s’en sortir si l’on veut, nous semble être du côté de la comédie.
L.V.D.C. : Vous avez écrit un livre inclassable à la fois roman et théorie, sérieux dans son propos, drôle dans son effet. Pourquoi avoir choisi cette voie ?
F.P. & S.R. : On pourrait dire que c’est pour répondre à l’idéal du roman philologique dont rêvaient les romantiques allemands, un roman ironique, ou plutôt auto-ironique au sens où l’y moque sa propre impuissance à s’approcher d’une vérité complète à propos du texte antique, compris comme paradigme de tout texte à distance et difficile d’accès.
On pourrait dire aussi qu’il nous plait d’interroger et d’ébranler la frontière instable et poreuse qui sépare la critique et son objet le texte. Faits tous deux de langage, ils ne cessent de proclamer leur autonomie vis-à-vis l’un de l’autre, sans doute en grande partie parce que la critique, quand elle tend au positivisme, ne veut pas « tomber » dans un discours où la vérité n’existe plus. Mais nous nous croyons, pour notre part, que la critique est une rhétorique, qu’elle peut être plus ou moins persuasive, mais non pas vraie ou fausse.
Enfin, choisir la voie d’une fiction comique, c’est essayer de ne pas se prendre au sérieux, travailler à remettre en cause notre propre autorité, ce qui devrait être le travail de tout professeur et de tout chercheur consciencieux.
L.V.D.C. : Vous publiez dans une maison d’édition qui est connue pour servir, depuis fort longtemps l’Antiquité, sa littérature et sa culture. Quelle est votre rapport à la littérature antique ?
F.P. & S.R. : On aura compris, dans nos précédentes réponses, que nous nous méfions de l’autorité et nous n’aimons guère non plus l’utilisation de l’Antiquité pour fonder une autorité, quelle qu’elle soit.
Par ailleurs, comme théoriciennes de la littérature, nous pensons que l’histoire littéraire n’est qu’un moyen parmi d’autres de ranger les textes dans des cases pré établies à l’avance, ce que l’on nomme des périodes. L’Antiquité est donc pour nous une sorte de boîte où l’on a décidé de ranger certains textes que l’on pourrait bien sûr aussi ranger ailleurs. Il est tout à fait intéressant de lire Sophocle ou Aristophane comme des textes antiques, mais tout aussi intéressant de les lire comme des textes du 20ème siècle ou du 16ème siècle. Peut-être que de telles considérations pourraient permettre d’élargir considérablement le fond de la vénérable maison qui nous fait l’honneur de nous publier.
Et, bien sûr, nous pensons aussi que les périodes dites historiques, ne sont pas les seuls moyens de ranger les textes : par exemple, dans ce livre nous réunissons des textes d’époques différentes au noms d’une interrogation théorique qui permet de les réunir.
L.V.D.C. : Pour revenir à l’histoire que vous nous racontez dans ce livre qui est à la fois réflexion et roman, vos personnages ont l’air très intéressés par l’argent et n’acceptent la mission qui leur est confiée que contre un chèque assez conséquent. Pourquoi ?
F.P. & S.R. : D’abord parce que nous écrivons une comédie : l’argent n’intéresse pas les héros tragiques mais est un puissant levier pour les héros de comédie. Ensuite et plus sérieusement (ou faudrait-il dire plus satiriquement ?) parce que, depuis une vingtaine d’année,s l’université française est peu à peu submergée par des questions financières au fur et à mesure qu’elle est lentement mais sûrement privatisée et soumise à une culture managériale et entrepreneuriale. On ne compte plus les « partenariats public-privés » tandis que peu à peu s’effondrent les financements pérennes et par là la confiance que l’on peut accorder aux chercheurs. Nos deux héros prennent un peu trop à la lettre cette nouvelle culture de l’argent et sont donc très intéressés, à moins que comme l’ensemble des fonctionnaires et notamment des enseignants, de la maternelle à l’Université, ils n’aient vu leur niveau de vie drastiquement baisser ces dernières années, ce qui pourrait expliquer une certaine sensibilité aux questions financières.
Mais si un client est sympathique, nous sommes prêtes à lui faire un prix !
L.V.D.C. : Peut-on donc vous soumettre des tragédies que l’on aimerait voir changer en comédies ?
F.P. & S.R. : Bien sûr : tragédies fictives ou vécues. Nous ne pourrons pas en changer le contenu, mais vous les raconter autrement, c’est certain, nous le pourrons et nous vous montrerons que ce n’est pas parce que c’est arrivé que cela ne pouvait pas arriver autrement. Cela dit nous espérons qu’une fois la lecture de notre livre terminée, la lectrice sera à même de transformer elle-même ses tragédies en comédies ce qui nous permettra, de notre côté, de nous consacrer à d’autres missions littéraires.
L.V.D.C. : Dernière question, dans cet entretien comme par instant dans votre livre, vous avez parfois un curieux emploi des genres grammaticaux, utilisant parfois l’accord au féminin pluriel, parfois l’écriture inclusive. Pouvez-nous dire pourquoi ?
F.P. & S.R. : Disons que nous sommes fluides comme le sont les textes littéraires !