Si les sociétés antiques constituent bien cet « espace alternatif » provoquant un dépaysement absolu, il arrive parfois au lecteur curieux de tomber sur un texte qui semble faire écho aux préoccupations les plus actuelles. Ce sont ces textes et les perspectives qu’ils ouvrent sur notre époque que cette chronique entend explorer : avec cette conviction que l’intérêt présenté par l’Antiquité ne saurait se réduire ni à « un roman des origines » ni à un humanisme intemporel qui resterait insensible aux mutations des sociétés.
Alors que la vie humaine, aux yeux de tous, gisait lamentablement sur la terre, écrasée sous le poids de la religion qui des régions du ciel montrait sa tête, menaçant les mortels de son horrible aspect, pour la première fois un humain, un Grec, osa lever contre elle ses yeux mortels, et le premier s’y opposa[1].
Ainsi commence le célèbre passage où Lucrèce fait l’éloge d’Épicure, au début de son ouvrage. La suite du texte met en valeur le courage de ce mortel qui ose braver la renommée des dieux et leur puissance apparente, concrétisée par la foudre. Le sage grec est présenté à la fois comme un explorateur – capable de briser les barrières de la nature pour en repousser les limites – et comme un chasseur de monstres : en terrassant la religion, il va ainsi permettre à l’humanité d’égaler les dieux (nos exaequat caelo). L’image sous-jacente tissée par les métaphores est celle du héros bienfaiteur – dont le paradigme est Héraclès – parcourant le monde pour libérer les hommes des diverses créatures terrifiantes qui les empêchent de vivre[2]. La différence, c’est qu’ici l’aventure est intellectuelle, et l’extraordinaire audace d’Épicure consiste à s’attaquer aux préjugés engendrés par l’ignorance : les affabulations mythologiques sont ainsi ramenées à leur dimension humaine (Lucrèce en donnera l’illustration au livre III de son ouvrage en réinterprétant dans ce sens les mythes infernaux) et l’homme, enfin délivré de la crainte attachée à la croyance en l’immortalité de l’âme, peut connaître dans son existence le bonheur qui jusque-là semblait réservé aux habitants du ciel…
Cette attitude d’Épicure, telle que la présente Lucrèce, constitue un autre exemple du « beau risque » mis en honneur dernièrement par La Vie des Classiques. Le paradoxe, c’est que le beau risque évoqué par Socrate à la fin du Phédon est lié à la conviction que l’âme est immortelle, tandis que chez Épicure c’est exactement l’inverse. Mais dans les deux cas on a affaire à des philosophes : le courage et l’abnégation dont ils font preuve l’un et l’autre renvoient à leur exigence intellectuelle. Ce choix rigoureux engendre en effet des risques : pour Épicure, il s’agit d’affronter les menaces dont nos fausses croyances peuplent le Ciel et les Enfers ; pour Socrate, de renoncer aux plaisirs terrestres immédiats pour gagner les demeures éternelles promises aux sages après la mort. Or, ajoute le sage athénien à la veille de son exécution, ce risque est beau (καλὸς γὰρ ὁ κίνδυνος). La traduction traditionnelle, en choisissant l’épithète beau, souligne la valeur éthique, voire esthétique, d’une telle option. Aujourd’hui, on assigne volontiers à la formule socratique un sens plus terre à terre : ainsi Jacqueline Salviat, rapprochant l’expression de passages d’Isocrate et de Lysias au contexte bien différent, en vient à conclure : « un καλὸς κίνδυνος n’est pas un risque qui est beau – mais qu’il est avantageux de courir », en esquissant un rapprochement avec le pari de Pascal[3]. Dans un cas comme dans l’autre, qu’on retienne de la formule sa connotation éthique ou qu’on lui assigne un sens plus prosaïque : quelque chose qui « vaut la peine » d’être tenté, on constate que la notion de risque est indissociable de l’exercice de la philosophie – cette quête de sagesse qui refuse les vérités toutes faites et le confort des certitudes immédiates : et cela vaut autant pour celui qui croit au ciel que pour celui qui n’y croit pas.
Notre société, avide de confort et de sécurité, considère le risque comme une notion suspecte. Pour le combattre, elle a inventé un autre concept : l’assurance. Celle-ci est censée, précisément, « couvrir » les risques qui nous menacent. L’assurance, si l’on se réfère à son étymologie, constitue l’inverse de l’attitude philosophique : c’est que, par définition, le philosophe n’est sûr de rien. « Si mon âme pouvait prendre pied, je ne m’essaierais pas, je me résoudrais ; elle est toujours en apprentissage et en épreuve[4]. » dit Montaigne. Ce sont les sophistes qui face à Socrate font preuve d’assurance – et sans doute aujourd’hui peut-on reconnaître leurs successeurs dans ces professionnels des médias qui sur tous les sujets s’expriment de manière péremptoire devant la caméra…
Nos compagnies d’assurance ne nous délivrent pas, hélas, des risques inhérents à l’existence humaine : elles ne font que les indemniser. L’assurance vie n’a jamais empêché de mourir, l’assurance maladie ne nous prévient pas des ennuis de santé – et les propositions d’assurance contre le dégât des eaux, dont m’inonde tel grand consortium financier, ne retarderont pas la fuite tant redoutée. Il faut se résigner : le risque fait partie de la vie. Si nous avions la pleine connaissance de l’avenir, comme les devins et les dieux de l’Antiquité, la notion de risque n’existerait pas. (Et encore : même dans l’épopée homérique, où l’Histoire semble soumise à un destin écrit d’avance, le risque fait partie de la condition des mortels). Notre ignorance nous conduit perpétuellement à peser le pour et le contre, à parier sur l’avenir, dans les plus modestes décisions comme dans les grands engagements de notre vie. Aujourd’hui comme hier ceux qui, sur les pas d’Épicure ou de Socrate, mettent au-dessus de tout « modération, justice, courage, liberté et vérité », ceux-là risquent gros, et dans beaucoup de pays, connaissent eux aussi l’emprisonnement ou la mort. Parlant à ses disciples dans sa prison Socrate affirmait cependant ne rien regretter, « car le prix est beau et l’espérance est grande[5]. »
Espérance : quel que soit le champ qu’on lui assigne (matériel ou spirituel), voilà un terme qui sonne bien étrangement dans notre société contemporaine. Encore un peu de patience : après tous les maux que nous avons vus s’envoler ces dernières décennies, nous ne devrions pas tarder à atteindre le fond de la jarre dont nous avons nous-mêmes soulevé le couvercle…
J-P P.
[1] Lucrèce, De Rerum Natura, livre I vers 62-67 et suivants.
[2] Si beaucoup des « travaux » d’Héraclès sont concentrés dans le nord du Péloponnèse, les aventures du héros l’entraînent jusqu’aux bords du monde : des colonnes occidentales qui portent son nom au Caucase où il délivre Prométhée – sans parler des Enfers !
[3] Jacqueline Salviat : Καλὸς γὰρ ὁ κίνδυνος, Risque et mythe dans le Phédon, article consultable sur le portail Persée.
[4]Montaigne, Essais, Livre III, ch. 2 « Du repentir ». On observe que l’expression imagée prendre pied correspond exactement à l’étymologie du mot grec asphaleia : le fait de ne pas chanceler (sphallô), qui depuis l’Antiquité désigne l’assurance, y compris de nos jours dans son acception de contrat financier.
[5] Platon, Phédon, 115a et 114c