Grand Ecart - La peste et comment s’en débarrasser

Texte :

Si les sociétés antiques constituent bien cet « espace alternatif » provoquant un dépaysement absolu, il arrive parfois au lecteur curieux de tomber sur un texte qui semble faire écho aux préoccupations les plus actuelles. Ce sont ces textes et les perspectives qu’ils ouvrent sur notre époque que cette chronique entend explorer : avec cette conviction que l’intérêt présenté par l’Antiquité ne saurait se réduire ni à « un roman des origines » ni à un humanisme intemporel qui resterait insensible aux mutations des sociétés.

Deux œuvres majeures de la littérature grecque s’ouvrent sur une peste : L’Iliade et Œdipe-Roi. Entre ces deux œuvres, on peut relever quelques analogies dans le traitement du sujet. Sont d’abord évoquées les nombreuses victimes du fléau : sans répit brûlaient les bûchers des morts, dit Homère – et Sophocle : une déesse incendiaire, peste la plus odieuse, ravage de ses traits la ville et vide la maison de Cadmos, tandis que le noir Hadès s’enrichit de plaintes et de gémissements[1]. Dans les deux cas, le mal est d’origine divine : Apollon Phœbus est à l’œuvre, et c’est à un devin qu’on fait appel pour savoir comment apaiser sa colère. Ce devin est présenté comme infaillible : Calchas, de loin le meilleur des augures, savait le présent, l’avenir et le passé, dit l’épopée homérique. Chez Sophocle, après avoir consulté l’oracle de Delphes, lui-même incontestable, Œdipe fait venir Tirésias, le divin prophète, le seul parmi les hommes en qui s’enracine la vérité[2]. Enfin les réponses données pour faire cesser la peste sont simples, même si elles s’avéreront coûteuses. Dans l’Iliade il s’agit de réparer l’outrage fait au prêtre d’Apollon : celui-ci, venu avec une rançon immense réclamer sa fille captive s’est vu éconduire sèchement par Agamemnon. Le fléau ne prendra fin, indique le devin, que lorsque le chef des Achéens aura rendu sans rançon Chryséis à son père, avec le sacrifice d’une hécatombe. Dans Œdipe-Roi, la ville doit se débarrasser de la « souillure » qu’elle abrite (miasma) et ne pas la nourrir au point qu’elle devienne incurable[3] », en éliminant au plus vite les meurtriers de Laïos, l’ancien roi. On a pu rapprocher cette injonction d’un rite de bouc émissaire (pharmakos), encore présent à l’époque classique dans la fête des Thargélies[4]. À Tirésias reviendra la tâche difficile de faire comprendre à Œdipe que cette souillure qu’il veut identifier n’est autre que lui-même.

Ces points communs ne doivent pas occulter les différences qui séparent le statut de ces épisodes dans l’économie des deux œuvres. Dans l’Iliade, la peste n’est que le point de départ d’un récit centré sur la colère d’Achille. Les morts dont il est question dans le célèbre prologue ne sont pas ceux provoqués par les flèches d’Apollon, mais par le retrait du héros qui, ulcéré de voir sa propre captive confisquée par Agamemnon, laisse le champ libre à l’offensive troyenne. La peste joue un rôle plus fondamental dans la tragédie de Sophocle. Elle constitue le signal d’un mal qui touche en profondeur la collectivité – et potentiellement chaque mortel[5]. L’univers tragique de Sophocle, loin de présenter la transparence du récit épique, entièrement tourné vers l’action, nous oriente plutôt vers une problématique de la connaissance : ce n’est pas un hasard si l’intrigue y prend la forme d’une enquête au terme de laquelle Œdipe, et peut-être chaque spectateur, connaîtra ce qu’il vaut vraiment…

Avouons-le : dans la confusion où nous a plongés le virus actuel, la clarté des mythes grecs peut nous paraître enviable. Que ne disposons-nous d’un expert unique, totalement fiable, pour nous révéler le remède à l’épidémie ! Les nombreux spécialistes que nous avons vus défiler (on n’aurait jamais imaginé qu’il y eût tant d’épidémiologistes en France), face au mal inconnu, donnaient autant d’avis que d’individus consultés, nous exposant moins une vérité intangible que leurs tempéraments respectifs. (Les plus implacables, qui voulaient enfermer les « vieux » au-dessus de soixante ans jusqu’à ce que mort s’ensuive, avec ou sans virus, ont pu déclencher en nous une fureur assez semblable à celle d’Œdipe face à Tirésias : Ah ! Tu ne répèteras pas impunément de telles horreurs ![6]) Oui, comme nous aimerions disposer d’un traitement aussi efficace que celui révélé par Calchas ou l’oracle de Delphes ! S’il suffisait, pour stopper l’épidémie, que Mr Trump se séparât d’une de ses maîtresses, ou qu’Emmanuel Macron, après avoir reconnu son aveuglement antérieur, partît en exil à Cologne ! Mais les dieux se sont absentés, nous laissant à notre ignorance, nos tâtonnements et nos incertitudes. Consolons-nous en nous disant qu’il ne s’agit pas d’une question d’époque. Déjà Thucydide, contemporain de Sophocle, quand il rapporte en historien la peste d’Athènes, souligne qu’à l’impuissance des hommes se joint le silence des dieux : « Rien n’y faisait : ni les médecins qui, soignant le mal pour la première fois, se trouvaient devant l’inconnu (et qui étaient même les plus nombreux à mourir, dans la mesure où ils approchaient le plus des malades) ni aucun autre moyen humain. De même les supplications dans les sanctuaires, ou le recours aux oracles et autres possibilités de ce genre, tout restait inefficace[7]… »

C’est entendu : notre monde profane et scientifique a cessé d’attacher aux grands fléaux l’idée d’une punition divine – conception archaïque que résume le début du premier sermon du Père Paneloux, dans La Peste : « Mes frères, vous êtes dans le malheur, mes frères vous l’avez mérité. » Il n’empêche : au mal qui répand la terreur fait toujours écho en nous une petite voix : mal que le Ciel en sa fureur[8]La catastrophe est vaguement ressentie comme un châtiment, et qui dit châtiment dit culpabilité. On s’avancerait beaucoup en niant que ce sentiment ait été totalement absent du dernier épisode, et pour l’analyser Sophocle nous est d’un meilleur secours que Thucydide. La première analogie avec Œdipe-Roi réside dans notre rapport à la « souillure » et à l’obligation de l’arrêter avant qu’elle ne devienne « incurable ». Les médecins nous ont répété qu’on peut porter le virus sans le savoir et ainsi contaminer son entourage. De même, chez Sophocle, Œdipe est asymptomatique. Et plusieurs passages suggèrent que son destin n’est pas seulement individuel, mais concerne l’humanité tout entière. Ainsi le chœur chante : Ayant ton sort en exemple, ton sort à toi, ô malheureux Œdipe, je ne puis plus juger heureux aucun des mortels[9]. Cette menace invisible a pu engendrer chez les plus vulnérables, hantés par la peur de nourrir la contagion, un obscur sentiment de culpabilité, et l’injonction martelée : « Restez chez vous » transformer chaque pas fait hors de la maison – fût-ce dans le respect strict des dispositions sanitaires – en une transgression susceptible d’attirer le terrible châtiment. Ajoutons que le traitement médiatique du confinement, ainsi que la difficulté de percevoir la rationalité de certaines mesures (l’interdiction de toutes les plages, par exemple) ont pu par moments donner aux règles sanitaires l’apparence d’une grande expiation collective, destinée à conjurer une faute dont nous ignorions la teneur…

Or quand on cherche on trouve – n’est-ce pas, Œdipe ? – et de multiples articles, fort intéressants du reste, n’ont pas manqué de pointer toutes les responsabilités de notre mode de vie : on a accusé tantôt le capitalisme débridé, tantôt « l’hypermobilité » qui régit nos échanges commerciaux et touristiques, tantôt la destruction aveugle de la nature qui rapproche les espèces sauvages de nos centres d’habitation, etc. Toutes réflexions qui semblent corroborer la phrase du père Paneloux et rejoindre les avertissements de la tragédie.

Parmi les leçons qu’on peut tirer d’Œdipe-Roi, on notera enfin cette dernière, et non la moindre : la pièce de Sophocle, centrée, comme on l’a vu, sur la connaissance, (« l’assaut de la vérité contre l’appareil de l’apparence », selon la formule de Karl Reinhardt) est fondée sur un schéma de renversement[10]. Au début de la pièce le spectateur se trouve en présence d’un roi plein de superbe, sûr de lui-même et dominateur, invoqué en « sauveur » par le prêtre au nom de tous les suppliants. À cette vision initiale répond le chœur final : Regardez-le, cet Œdipe qui savait les énigmes fameuses, et était l’homme le plus puissant, dont aucun citoyen ne pouvait regarder le destin sans envie : dans quel flot de terrible malheur est-il précipité[11]. Ce retournement qui fait passer brutalement d’un sentiment de toute-puissance à celui d’une misère absolue, c’est bien ce qui vient d’être vécu à l’échelle de l’humanité. Le virus, de ce point de vue, aura été plus efficace que le réchauffement climatique. Le décompte macabre des morts quotidiens a succédé aux articles sur le transhumanisme et ses chimères d’immortalité, nous ramenant, comme Œdipe, à ce que nous valons vraiment, et nous faisant prendre conscience de l’hybris engendrée par nos prouesses technologiques. Le fameux : « plus rien ne sera comme avant » constitue ainsi l’aveu de notre aveuglement antérieur…

Cette petite phrase, qui marque aussi le besoin d’une « conversion », au sens fort du terme, sera-t-elle vérifiée ? Dans quelques mois, le virus aura perdu sa puissance funeste, s’étant épuisé de lui-même ou vaincu par un moyen humain. Ne reprendrons-nous pas, alors, le pli de nos erreurs passées ? Avec Œdipe qui s’éloigne de Thèbes, la cité voit s’éteindre le fléau ravageur mais ses malheurs ne sont pas terminés. Et Camus nous prévient à la fin de son roman : «  Le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais. »

J-P.P.

 

[1] Iliade v. 52 et Œdipe-Roi, v. 27-30

[2] Iliade v. 70 et Œdipe-Roi, v. 298-299

[3] Œdipe-Roi, v. 97-98

[4] Cf. Jean-Pierre Vernant, « Ambiguïté et renversement. Sur la structure énigmatique d’Œdipe-Roi » in Mythe et tragédie en Grèce ancienne,  éd Maspéro.

[5] René Girard voit ainsi dans le phénomène collectif de la peste le double et le complément du thème individuel du parricide et de l’inceste, comme indices communs de « la crise sacrificielle ». cf. La Violence et le Sacré, Œdipe et la victime émissaire.

[6] Sophocle, Œdipe-Roi, vers 363

[7] Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, Livre II, ch. XLVI (traduction Jacqueline de Romilly, Les Belles-Lettres)

[8] On observera que La Fontaine reprend ironiquement le thème du bouc émissaire comme remède à la Peste. Le pharmakos, rappelle Vernant était choisi dans le rebut de la société. On retrouve dans le couple lion/âne de la fable les deux faces d’Œdipe, turannos et pharmakos, « deux individus responsables du salut collectif du groupe ».

[9] Œdipe-Roi, v. 1193-1196

[10] Cf. J-P Vernant, op. cit. et Karl Reinhardt, Sophocle (Les éditions de Minuit)

[11] Œdipe-Roi, 1524-1527

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