Si les sociétés antiques constituent bien cet « espace alternatif » provoquant un dépaysement absolu, il arrive parfois au lecteur curieux de tomber sur un texte qui semble faire écho aux préoccupations les plus actuelles. Ce sont ces textes et les perspectives qu’ils ouvrent sur notre époque que cette chronique entend explorer : avec cette conviction que l’intérêt présenté par l’Antiquité ne saurait se réduire ni à « un roman des origines » ni à un humanisme intemporel qui resterait insensible aux mutations des sociétés.
« As-tu eu la même éducation quand tu étais jeune ? » La réponse va de soi. Et bien sûr, ça se dégrade. Ça se dégrade, parce qu’il n’y a plus d’autorité : « Quand tu lisais, si tu te trompais d’une syllabe, ta peau se couvrait d’autant de taches que le tablier d’une nourrice. » Et s’il y a moins d’autorité, à qui la faute ? Voici de quoi mettre du baume au cœur des enseignants : non pas au maître, qui fait ce qu’il peut, mais aux parents, qui défendent quoi qu’il arrive leur progéniture, et ne supportent plus qu’on la corrige :
Mais aujourd’hui, avant qu’il n’ait atteint sept ans, si seulement tu le touches, l’enfant casse sa tablette sur la tête du pédagogue. Si tu vas voir le père pour protester, il s’adresse ainsi à son fils : « Sois des nôtres, tant que tu pourras te défendre contre l’injustice. » Le pédagogue est prévenu : « eh ! vieux nul, ne touche pas à mon fils pour un tel motif, car il a agi bravement. » (…) Est-ce de cette façon que le maître peut exercer son autorité, quand il est le premier à prendre des coups ?[1]
Nous sommes ici dans une comédie de Plaute (254-184 av. J.-C.), censée se passer à Athènes, et c’est un précepteur qui parle, reprochant à un père son indulgence excessive pour les frasques de son fils qui court les filles. Ce type de discours semble être récurrent : près de trois siècles plus tard, Quintilien juge trop facile d’accuser l’école des maux contractés à la maison, et dénonce lui aussi la complaisance coupable dont font preuve les parents vis-à-vis d’un rejeton (plus jeune que le précédent) trop adulé : « Nous nous réjouissons, s’il dit quelque chose d’un peu leste, et les mots qui ne devraient même pas être permis aux mignons d’Alexandrie, nous les accueillons avec des rires et un baiser. Il conclut en plaignant les enfants : « Ainsi livrés à eux-mêmes et sans retenue, ce n’est pas dans les écoles qu’ils prennent ces mauvaises façons, mais ils les y apportent. »[2]
Tacite, quelques années après, observe qu’on se décharge désormais de l’éducation sur quelques esclaves nullement préparés à cela. Il ajoute : « Personne dans la maison ne se soucie de ce qu’il dit ou fait en présence du jeune maître. » Et les parents sont souvent les premiers à les habituer « non à l’honnêteté et à la modestie, mais à la moquerie et à l’insolence. »[3]. À la même époque, Juvénal prend fait et cause pour les précepteurs, soumis aux conditions « sévères » de leurs employeurs : non seulement on exige d’eux une érudition démesurée, mais ils doivent aussi former l’enfant en façonnant son caractère comme on sculpte des traits dans de la cire, et surveiller étroitement sa conduite. L’enseignant a beau protester, il doit s’incliner et accepter un salaire misérable pour cette tâche décidément bien ardue.[4]
Tous ces textes anciens trouvent sans doute dans notre observation de la société contemporaine plus d’échos qu’ils ne l’auraient fait il y a quelques décennies, tant la relation entre les parents et l’institution scolaire semble avoir évolué vers la méfiance, voire l’hostilité réciproque.[5] Il faut cependant d’abord replacer ces propos dans le contexte de la mentalité romaine. On remarque que dans ces extraits le souci de l’instruction s’efface derrière celui de l’éducation : la question des mœurs reste le grand souci des Romains, à travers des disciplines telles que l’histoire, la philosophie ou la rhétorique. Or, comme nous l’avons déjà relevé[6], une idéologie prégnante ne saisit cette dimension morale qu’à travers une dégradation permanente, d’où l’opposition récurrente entre un passé idéalisé et un présent synonyme de perversion – avec cette impression que c’est la dernière génération qui vient d’effectuer le mauvais pas décisif en s’écartant de la tradition. L’école, d’autre part, n’est pas vraiment ressentie chez les Romains comme une institution à part entière : le choix des maîtres est remis à la responsabilité privée, et l’on ne distingue guère, comme nous le faisons, un système scolaire autonome du reste de la société. Dans ces conditions, les auteurs latins peuvent pointer du doigt avec un bel ensemble la responsabilité des parents et le délaissement des vertus de l’exemplarité : « Il était établi depuis l’Antiquité que nous apprenions des aînés, non seulement par les oreilles mais aussi par les yeux, ce que nous devions faire nous-mêmes et ce que nous devions transmettre à notre tour aux plus jeunes »[7] écrit Pline : bien entendu c’est pour ajouter aussitôt que cette exemplarité n’a pas fonctionné de son temps.
Le contentieux entre l’école et les parents s’inscrit aujourd’hui dans un autre contexte. Tout d’abord « l’école républicaine » est perçue par la société comme une sorte d’entité autonome, avec laquelle elle entretient des rapports ambivalents et paradoxaux. D’un côté, héritiers de Jules Ferry, nous déléguons à l’école le soin de l’instruction et de l’éducation du citoyen, en en faisant le véhicule privilégié du progrès social : en cela notre confiance théorique en l’étendue de sa mission n’a guère varié. Mais en même temps, nous sommes entrés dans l’ère du soupçon, et n’accordons plus à l’institution ni à ses représentants l’autorité qui convenait à cette ambition : dans les faits, la confiance a disparu. Le modèle ancien supposait un certain nombre de conditions qui ne sont plus remplies aujourd’hui : un élitisme qui sélectionnait les meilleurs pour éliminer sans état d’âme le plus grand nombre ; un régime totalitaire, passant par l’internat, qui mettait tout le monde à égalité en supprimant les différences socioculturelles ; une acceptation inconditionnelle enfin, de la part de l’ensemble de la société, des exigences de l’institution, allant de pair avec la foi dans le progrès qu’elle ne manquerait pas d’apporter. Aujourd’hui le régime scolaire de cette troisième République tant fantasmée, avec son type de sanctions, ses contraintes et ses humiliations ne serait évidemment plus toléré par personne. L’école, pour le meilleur et pour le pire, n’est plus refermée sur une culture autonome, mais assiégée, percutée par les propositions des médias ambiants, les désirs qu’ils engendrent – tout autres que spirituels – et l’idéologie qu’ils véhiculent. Or notre société, tant à travers ses acteurs que ses productions culturelles, est loin d’être exemplaire. Il n’est pas facile de faire valoir les vertus de l’effort, quand nous sommes inondés de jeux qui suggèrent qu’on peut gagner des millions par la grâce du hasard ; pas facile de prôner les vertus de la citoyenneté, quand à longueur de jour des séries policières présentent un univers où la violence est reine ; pas facile de faire croire aux bienfaits des nuances du langage et de la précision de la pensée, quand la vulgarité et les clichés triomphent sur certaines ondes ; pas facile de faire respecter l’autorité, quand on voit un premier ministre tenir son discours d’investiture, à l’Assemblée Nationale, dans un brouhaha qui n’a rien à envier à celui qui règne dans une classe la dernière heure de la semaine. Les auteurs latins, pour éloignés qu’ils soient, nous placent devant nos responsabilités. L’école, que nous voulons du reste « ouverte sur le monde », ne constitue pas une forteresse qui protégerait les élèves de tous les maux extérieurs : à plus forte raison, on ne saurait lui demander de développer efficacement des valeurs éthiques ou culturelles que le reste de la société ne cesse de bafouer.
J.-P. P.
[1] Plaute, Les Bacchis, vers 421, 433-434, et 440-448
[2] Quintilien, De l’Institution oratoire, I, 2, 7et 8
[3] Tacite, Dialogue des Orateurs, Ch. 29
[4] Juvénal, Satire VII, vers 229 et suivants
[5] Le hasard fait qu’au moment même où je rédigeais ce chapitre, France-Inter ouvrait son journal de huit heures (29 avril 2014) par l’information suivante : près d’un directeur de classe sur deux déclare avoir été agressé physiquement ou verbalement par un parent d’élève. Voir sur ce même sujet le livre d’Anne Topaloff paru en août 2014 : La tyrannie des parents (Fayard) « Partenaires officiels de l'école, les parents seraient-ils en train de devenir ses ennemis ? »
[6] Voir, ici-même, Isocrate et la jeunesse d’aujourd’hui
[7] Pline, Correspondance, Livre VIII, 14