Les amis de Guillaume Budé - La question du bien et du mal dans le Prince de Machiavel

Texte :

Cette chronique  raconte la vie des Classiques à la Renaissance. Des contemporains de l’humaniste Guillaume Budé (1467-1540) permettent de voir comment l’Antiquité alimente la culture, la pensée et la langue de l’époque. Hommage à l’ancêtre du Gaffiot, l’imprimeur Robert Estienne est le premier invité des Amis de Guillaume Budé. Sa devise : « Noli altum sapere, sed time », c’est-à-dire « ne t’élève point par orgueil, mais crains ». 

Parmi les grands thèmes du Prince, figurent les notions de bien et de mal. On attribue souvent au « prince machiavélien », un caractère méchant et cruel. Il faut dire que Machiavel choisit comme exemple César Borgia… « César Borgia était tenu pour cruel ; néanmoins, sa cruauté avait restauré la Romagne, l’avait unie, ramenée à la paix et à la fidélité. » (traduction de Paul Larivaille, chapitre XVII, 2, p. 51). Ainsi la cruauté se trouve-t-elle justifiée : elle permet d’atteindre un plus grand bien politique.

 

Portrait de César Borgia. Source : Wikimedia.

Si la question du mal est si importante dans la pensée politique de Machiavel, c’est que, pour lui, l’homme est fondamentalement mauvais.

[…] parce que des hommes on peut dire généralement ceci : qu’ils sont ingrats, changeants, simulateurs et dissimulateurs, ennemis des dangers, avides de gain ; et que tant que vous leur faites du bien, ils sont tout à vous, ils vous offrent leur sang, leurs biens, leur vie et leurs enfants, […] ; mais quand le besoin se rapproche, ils font volte-face ; et le Prince qui a entièrement fait fond sur leurs paroles, faute d’avoir pris d’autres dispositions, court à la ruine, parce que les amitiés qui s’acquièrent à prix d’argent, et non par grandeur d’âme, s’achètent sans qu’on en ait la possession, et ne se peuvent pas dépenser le moment venu. Et les hommes ont moins d’hésitation à s’attaquer à quelqu’un qui se fait aimer, qu’à celui qui se fait craindre ; parce que l’amour est maintenu par un lien d’obligation qui, les hommes étant de tristes sires, est rompu à la moindre occasion de profit personnel, tandis que la crainte, elle, est maintenue par une peur de châtiment qui ne vous quitte jamais.

(Machiavel, le Prince, traduction de Paul Larivaille, chapitre XVII, 10 et 11, p. 52)

Le prince doit donc prendre conscience de cette nature humaine et agir en conséquence. Machiavel autorise, légitime, donc l’usage de la cruauté par le prince. Attention cependant ! Celle-ci ne peut pas être gratuite, mais doit être nécessaire.

Les cruautés peuvent être bien ou mal employées. Elles sont bien employées à trois conditions : si elles ne s'étalent pas dans le temps ; si le recours à la cruauté est dicté par la nécessité ; si, enfin, on n'insiste pas par la suite et qu'on les transforme en utilité pour les sujets. C’est au prix du respect absolu de ces trois critères que le pouvoir du prince cruel peut se maintenir […]. La cruauté bien employée est une des composantes de l’ordre princier : elle n'est pas justifiée par la méchanceté des hommes mais par l'efficacité nécessaire de l'action politique. S'il en va ainsi, c'est d'ailleurs qu'il n'y a pas de bien ou de mal en soi pour Machiavel : il n’existe que des situations historiques dans lesquelles c'est une bonne ou une mauvaise chose de se comporter de telle ou telle façon, car ce qui compte, c'est l'adéquation de la façon (du modo) aux nécessités, à la « qualité des temps ». Il existe un temps pour le bien et un temps pour le mal. « Un prince doit savoir prendre la voie du mal », mais seulement « si cela lui est nécessaire » (XVIII, 15).

(Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, le Prince, PUF, collection Quadrige, 2014, p. 289-290)

L’analyse du pouvoir et du genre humain par Machiavel est très subtile et a donné lieu à des ouvrages entiers (notamment celui de Gérald Sfez, Machiavel, la politique du moindre mal, PUF, 1999), mais plutôt que de prolonger sur ce sujet, la prochaine chronique présentera deux autres grands thèmes machiavéliens : la vertu et la fortune. « Volgere il viso alla fortuna ».

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