Cette chronique raconte la vie des Classiques à la Renaissance. Des contemporains de l’humaniste Guillaume Budé (1467-1540) permettent de voir comment l’Antiquité alimente la culture, la pensée et la langue de l’époque. Hommage à l’ancêtre du Gaffiot, l’imprimeur Robert Estienne est le premier invité des Amis de Guillaume Budé. Sa devise : « Noli altum sapere, sed time », c’est-à-dire « ne t’élève point par orgueil, mais crains ».
La chronique précédente se terminait par la présentation succincte d’une réécriture du Prince (c’est l’expression choisie par Paul Larivaille dans son édition critique). En effet, alors que le Prince n’est pas encore édité, il circule et en mars 1523, Agostino Nifo publie à Naples De Regnandi peritia, soit, en français, l’Art de régner.
Page de titre du livre d’Agostino Nifo : De Regnandi peritia. Source : Wikipedia |
Roberto Ridolfi, biographe de Machiavel, ne cache pas sa colère : « c’est à cette époque qu’est publié le fameux et infâme plagiat d’Agostino Nifo : une contrefaçon déloyale du Prince. » (Roberto Ridolfi, Vie de Machiavel, p. 300) Paul Larivaille tempère cette véhémence, partagée par de nombreux spécialistes de Machiavel, et note que « le De Regnandi peritia d’Agostino Nifo est un ouvrage marqué au coin de l’infamie : ce qui explique sans doute que bien peu de critiques aient pris la peine de le parcourir » (Paul Larivaille dans le Prince, p. 183).
Paul Larivaille, lui, prend le parti de le publier avec le Prince en édition bilingue. Il rappelle que nous n’avons aucune preuve que Machiavel ait eu connaissance du De Regnandi peritia. En outre, il explique que la notion de plagiat est à manier avec précaution pour ne pas faire d’anachronisme. En effet, à la Renaissance, « l’imitation […] constitue la base même de tout apprentissage de l’écriture et de la pensée » (Ibid., p. 185). Machiavel n’est pas accusé de plagiat « lorsqu’au livre I, chapitre II, de ses Discours sur la première décade de Tite-Live il reprenait parfois mot à mot, sans indication de source, des passages entiers du livre VI de Polybe, et lorsqu’au livre I, chapitre X, du même ouvrage – pour ne pas évoquer d’autres œuvres – il ne se faisait pas faute de s’approprier de la même manière trois passages de Tacite » (Ibid.).
Ceci posé, comment Agostino Nifo a-t-il eu connaissance du Prince qui n’était pas encore édité ? Agostino Nifo a séjourné à Pise dans les années 1519-1521 – il enseignait à l’Université – et c’est probablement là qu’il a lu le manuscrit. Dans son introduction, Paul Larivaille affirme, exemples à l’appui, que « le De Regnandi peritia se présente moins comme une traduction que comme une réécriture et une profonde réélaboration du traité de Machiavel » (Ibid., p. 195). Il montre à quel point la méthode et l’idéologie des deux auteurs diffèrent (par exemple, leur définition de la tyrannie et la place qu’ils accordent à la violence les opposent).
Pour conclure, citons à nouveau Paul Larivaille : « En le ré-amplifiant ainsi, après l’avoir tour à tour restructuré, résumé, censuré et réinterprété selon son idéologie propre, Nifo a, plus encore que plagié, dénaturé et dévoyé le Prince de Machiavel. […] de ce travail à la fois complexe et radical de réélaboration et de réécriture est sorti un document qui mérite sans doute mieux que le mépris stérile dans lequel il a été trop souvent tenu. » (Ibid., p. 206).
En attendant la prochaine chronique, vous plongerez-vous dans l’Art de régner ? « Volgere il viso alla fortuna ».