Tous les mois, Michel Casevitz (professeur émérite de philologie grecque) traite d’une étymologie susceptible de présenter un intérêt méthodologique pour saisir le véritable sens d’un mot français ou en rectifier l’étymologie généralement admise.
Naguère[1], nous avons parlé des algues en général et de certaines en particulier.
Nous avions d’emblée laissé en réserve pour une autre chronique les sargasses, qui nous paraissaient singulières : plus que les autres algues, elles ressemblent à la langue d’Ésope, nuisibles et utiles.
Appartenant au genre sargassum, - dont il y a plus de 200 variétés, elles sont appelées communément « algues brunes », ce qui les banalise, et sont plus redoutées que les autres là où on les rencontre : d’abord dans la mer des Sargasses, au milieu de l’Océan Atlantique, connue depuis longtemps, et aussi plus récemment, surtout depuis 2011, sur les côtes caribéennes, en Guadeloupe et en Martinique notamment[2], sans oublier Cuba ni Hispaniola (partagée entre Haïti et la République dominicaine). Et contrairement à une opinion répandue, les sargasses s’y manifestent à n’importe quelle saison et pas seulement dans les périodes chaudes. Les pêcheurs, les touristes, les nageurs s’en plaignent tout au long de l’année : les sargasses sont en mer ou s’échouent sur les côtes.
Le sens du mot n’est pas toujours connu, loin de là : interrogez n’importe qui en France métropolitaine, il dira probablement que sargasse désigne un animal, peut-être sous l’influence de la finale avec -s- (on pense peut-être aux rascasses, aux écrevisses ou aux langoustes). Les dictionnaires ne sont guère prolixes : le Dictionnaire de l’Académie française (8ème éd., 1935) définit ainsi sargasse : « Sorte d’algue des mers tropicales, dite aussi Herbe flottante, Raisin de mer. » et ajoute : Mer des Sargasses, immense espace de l’Atlantique entre les Açores et les îles du Cap Vert, où se trouve une agglomération de sargasses. » Le Trésor de la langue française informatisé [TLF] précise que sargasse est une « algue brune marine, de la famille des fucacées[3], très répandue au large des côtes de Floride (mer des Sargasses) et dont l’accumulation forme de véritables îles flottantes à la faune très riche. Synon. Raisin des tropiques…» ; suivent trois citations, l’une de J. Verne (L’île mystérieuse, 1974), une autre d’A. Gide (Le voyage d’Urien, 1893), une troisième de J. Giono (L’Eau vive, 1943) pour le sens analogique « (dans l’eau) une sargasse de feuilles mortes s’étale. » Parmi les dictionnaires usuels, seul Le Petit Larousse illustré [PLi 2022] est un peu plus précis que les autres : « Algue brune à thalle[4] très long et flottant, dont l’accumulation forme[…] une véritable forêt marine où pondent les anguilles »
Le mot existe en français sous la forme actuelle depuis la deuxième moitié du 17ème siècle (à la fin du 16ème et au début du 17ème, on trouve sargasso ou sargaço, cette forme étant celle du mot portugais, emprunté par les Hollandais) ; ce mot, probablement, a pour origine le latin vulgaire *salicaceus dérivé du nom salix,-icis, féminin, « saule », car la sargasse ressemble aux feuilles de cet arbre (cf. Ernout-Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine [DELL], s.u. salix).
On a beaucoup écrit sur les inconvénients générés par les sargasses, moins sur leur utilité. La mer des Sargasses, proche du fameux triangle des Bermudes, pouvait être considérée comme un fléau très dangereux pour la navigation, car ces algues forment comme des radeaux qui s’accrochent aux navires ; échouées en quantité, elles peuvent puer en séchant et leur enlèvement demande beaucoup de matériel et d’énergie.
Mais on insiste plus aujourd’hui sur les vertus que ces algues peuvent avoir pour la santé[5]. La médecine chinoise l’emploie traditionnellement pour toutes sortes d’inflammations. Et aujourd’hui, on l’emploie pour traiter des troubles thyroïdiens, et aussi pour des actions diurétiques et vermifuges.
Ces algues fournissent aussi un refuge et des aliments à « de nombreuses espèces (poissons, anguilles, crabes, oiseaux, crevettes, tortues…) et constituent de parfaites nurseries.[6] » De plus, la cuisine de certains pays les utilise, fraîches ou sèches, pour des soupes ou comme légumes.
Peu à peu, à mesure que l’étude des sargasses se développe, leur utilité apparaît plus importante, notamment en médecine ou en cuisine.
[2] Voir l’article de J.-M. Hauteville dans Le Monde (daté du 18 mai 2022), p. 7, titré « Aux Antilles, le fléau des sargasses s’amplifie », sous-titré « Les algues brunes prolifèrent dans la région caribéenne, défigurant les côtes et multipliant les nuisances. » Nous avons aussi consulté le 14/06/2022 l’article mis en ligne par l’équipe de Ça m’intéresse le 26/03/2019 et signé par Alexie Valois qui raconte une mission scientifique à bord du navire Yersin en 2017 pour observer les sargasses entre les îles du cap Vert et la Sierra Leone.
[3] Les fucacées sont des algues brunes ; le mot dérive du latin fucus, lui-même emprunté au grec φῦκος, -ους, neutre ; voir la chronique citée en première note.
[4] Le thalle est l’appareil végétatif des plantes inférieures sans feuilles, tiges ni racines (algues, champignons, lichens).
[5] À ce propos, on peut lire l’article très précis signé par André Marsili, herbaliste, sur « les vertus médicinales de la sargasse », mis en ligne le 14/03/2022 sur le site Passeportsanté.net que nous avons consulté le 23 mai 2022.
[6] A. Marsili, art.cit.