Mètis – Sur le saugrenu : comme un cheveu sur la soupe

Média :
Image :
Texte :

Tous les mois, Michel Casevitz (professeur émérite de philologie grecque) traite d’une étymologie susceptible de présenter un intérêt méthodologique pour saisir le véritable sens d’un mot français ou en rectifier l’étymologie généralement admise.

Le saugrenu m’obsède. Tout ce qui est hors norme, impossible ou difficile à croire, se bouscule dans ma tête, tant il y a de synonymes pour exprimer cette « bizarrerie absurde ou ridicule » (comme dit l’article du Petit Larousse illustré [PLi], édition de 2022, s.u. saugrenu, voir aussi le Robert en ligne). Le Littré, au 19e siècle, connaît encore le sens positif de saugrenu « terme familier » qu’il glose ainsi : « absurde, ridicule » ; mais dans la partie étymologique, il indique : « Sel greneux ou grenu, dit figurément pour salé, piquant, amusant et plus tard, inversement, absurde, ridicule. » De nos jours, le sens est nettement péjoratif. Le TLFi, s.u. qualifie le mot de vieilli, ce qui n’est pas précisément vérifié : disons plus justement, je crois, que ce mot est employé principalement dans le style littéraire. Le premier terme de ce composé, sau-, est issu de sal- radical du mot latin sal, salis « sel » ; le second, grenu, est l’adjectif dérivé de grain (du latin granum, -i). Le premier terme sau ou sal se retrouve dans le simple saunier (écrit parfois saulnier), travailleur exploitant le sel des marais salants, et dans les composés salpicon (de l’espagnol salpicón « viande hachée avec sel, piment, huile et vinaigre), saupiquet « sauce relevée, piquée, avec du sel » et saupoudrer « poudrer de sel » ; le mot salpêtre « nitrate de potassium », est un composé directement emprunté au latin du Moyen Âge sal petrae « sel de roche ». Plus moderne, la salsa (« sauce » en espagnol) est une danse d’origine cubaine, charmante et piquante (picante en espagnol, pour la sauce), qui met du sel dans les soirées et s’est répandue dans les Caraïbes et dans toute l’Amérique.

Saugrenu s’applique à des objets, des idées ou des personnes. De nombreux synonymes notent le fait de n’être pas à la bonne place, l’incongruité, l’étrangeté, la singularité, etc.

Incongru, attesté depuis le 14e siècle, désigne « ce qui n’est pas convenable, inconvenant » ; il est emprunté au latin incongruus (attesté chez Augustin, dérivé du classique incongruens), composé négatif antonyme du participe présent congruens, -entis, « conforme, congruent » (synonyme congruus). Incongruité est attesté depuis le 16ème siècle, congruité depuis le 14ème.

Étrange, attesté depuis le 11ème siècle, signifie un fait ou une personne qui n’est pas commun, correct ; il représente étymologiquement l’altérité puisqu’il provient de l’adjectif latin extraneus « qui vient d’ailleurs, extérieur , étranger ». Le dérivé étrangeté est attesté depuis le 14ème siècle.

Singulier et son dérivé singularité apparaissent au 12ème siècle, particulier et particularité au 13ème.

Les composés négatifs sont rares dans les écrits ; si inaccoutumé est attesté depuis le 15ème siècle, inusuel l’est une fois à la fin du 18ème, inhabituel au 19ème ; celui-ci est plus courant à l’oral.

Plus expressifs et frappants sont hallucinant, stupéfiant : le premier, participe présent du verbe halluciner (le participe passé passif, employé comme adjectif, est attesté depuis le 17ème siècle), employé comme adjectif dans le vocabulaire pathologique comme le composé hallucinogène « qui provoque des hallucinations », s’emploie pour exprimer une effarante sensation de rêve, ou plutôt de cauchemar.  Hallucination est attesté aussi depuis le 17ème siècle, pour exprimer des sensations ou perceptions de toutes sortes provoquées par une maladie ou une drogue. Le verbe halluciner est usuellement employé avec un produit stupéfiant comme sujet ; il est utilisé depuis le 19ème siècle comme pronominal au sens de « devenir halluciné » soit, transitif, au sens de « obséder, hanter » quelqu’un. Le français, celui des jeunes notamment, l’emploie pour exprimer le profond étonnement (ainsi j’hallucine !). À l’origine, la famille latine autour de (h)al(l)ucinor, -ari, -atus sum, verbe expressif rare, employé par Cicéron au sens de « errer, divaguer, être hors de soi, rêver » ; il est possible que le radical *alu- (*al- élargi avec -u-) ait été emprunté au verbe grec ἀλύω, -ειν « être hors de soi, être agité, errer » et que le radical *al – se retrouve dans ἀλάομαι « errer » (cf. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, histoire des mots [DELG], s.u. ἀλύω).

Stupéfiant (l’adjectif est attesté depuis le 16ème siècle) est à l’origine le participe présent du verbe stupéfier (attesté depuis le 15ème) ; au sens propre, il signifie « provoquant l’hébètement (synonyme : hébétude, dans un contexte plus médical), le saisissement » et désigne en particulier, adjectif ou substantif, le produit toxique à l’origine de cet état, la drogue. Le verbe stupéfier « provoquer l’hébètement, l’engourdissement, la paralysie, tétaniser » provient du latin stupefacio, -is, « étourdir, paralyser », composé dont le premier terme est le thème de stupeo, -es, -ere, -ui, « être frappé de stupeur, saisi, rester stupide ». Le dérivé stupéfaction, attesté depuis le 15ème siècle, état qui laisse interdit, est emprunté au dérivé latin tardif stupefactio, -onis.

Évidemment, pour dire l’état où nous plonge le saugrenu, la liste n’est pas exhaustive, il y a toujours les adjectifs passe-partout qui trahissent notre incapacité à préciser l’anormal, l’hors-norme, c’est-à-dire incroyable et inoui. Ce qui est… abracadabrant[1] nous laisse abasourdis[2]!

 


[1] Attesté depuis le 19ème siècle, cet adjectif dérive d’une formule magique abracadabra (attestée en latin depuis le 3ème siècle), censée guérir les maladies. Sur l’origine de cette formule et les hypothèses sur sa formation, voir le TLFi s.u.). Au 19ème siècle, le suffixe -esque  a été ajouté à ce mot, le rendant encore plus… fantasque (A. Rimbaud l’a employé dans Le cœur volé, en 1871, mais le mot a été employé d’abord en prose, par M. Proth dans Les Vagabonds, Paris, 1865, p. 125, cf. Wikipédia, s.u.).

[2] Mot attesté depuis le 17ème siècle, le verbe est un composé de basourdir, argotique pour « tuer » ; la prononciation avec s sourd « traduit le rapprochement avec assourdir », selon Littré (et voir le TLFi s.u. abasourdir). Abasourdir c’est rendre hébété, assommé, comme par un coup.

Dans la même chronique

Dernières chroniques