Mètis – Poireau et plante

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Tous les mois, Michel Casevitz (professeur émérite de philologie grecque) traite d’une étymologie susceptible de présenter un intérêt méthodologique pour saisir le véritable sens d’un mot français ou en rectifier l’étymologie généralement admise.

Récemment j’ai demandé à un ami de m’attendre, vu que j’avais pris du retard à le rejoindre. « Mais je ne vais pas poiroter encore longtemps », c’est ainsi qu’il me répondit par SMS.

Je ne pensais pas qu’il se prenait pour un disciple d’Hercule Poirot [1]: j’ai pensé qu’il n’avait pas pensé à l’origine du verbe : or c’est le poireau qui est à la base du verbe poireauter (attesté depuis le 19e siècle). Poireau, d’abord por, provient du latin porrum ou porrus, mot d’étymologie incertaine, emprunté peut-être à une langue méditerranéenne, comme le grec a emprunté πράσον [prason]. L’ancien substantif por a été pourvu du suffixe -eau et porreau s’est altéré dès l’origine (17e siècle) en poireau. Signalons aussi le diminutif porette, féminin, qui désigne un petit poireau, une variété de poireau de petite taille [2](cf. la définition du Centre national de ressources textuelles et lexicales [CNRTL], s.u.).

La culture du poireau, très répandue, se fait avec une terre riche, profonde et bien exposée au soleil : on trace des sillons et ensuite, avec un plantoir, des trous profonds assez espacés pour obtenir « de beaux et longs fûts – hauteur fréquente de 40 à 60 cm. - qui ne se gênent pas les uns les autres », comme m’a dit un jardinier.  Ce qui est remarquable, c’est que cette plante est bien droite et bien enfoncée en terre. Aussi comprend-on aisément la fortune de locutions comme « faire le poireau », « rester planté comme un poireau » : comme la plante, on attend sans quitter la place, longuement, on peut s’en impatienter ; le poireau c’est l’attente, le sur-place. Le fait de poireauter est du plantage, dans le langage familier des régions de France et du Québec, mais le plantage désigne couramment l’action de planter ou la surface plantée elle-même (pour un autre sens, voir infra).

Le poireau est donc une plante très reconnaissable et sa culture est implantée presque partout ; originaire des régions méditerranéennes, elle est aussi cultivée en pays froid.

Planter (le verbe est attesté depuis le 12e siècle), c’est à l’origine « fixer (un végétal jeune ou à l’état de bouture) en terre pour qu’il y prenne racine et croisse » (TLFi s.u.) ; c’est ficher, enfoncer avec le pied les rejetons en terre. Le mot vient du verbe latin plantare, verbe à infixe nasal formé sur la racine dissyllabique *pl-et(H), et le nom planta « tige, rejeton » est déverbal. Sans l’infixe, la racine fournit des formes nominales signifiant « large » en grec (adjectif πλατύς,-εῖα, ύ, cf. ὠμοπλάτη « omoplate). Comme dit le dictionnaire étymologique de la langue latine, histoire des mots [DELL], d’Ernout et Meillet, 4e éd. revue et corrigée en 2001 (s.u. II planta), « l’identité de sens de ‘plante des pieds’[voir le composé plantigrade] et  de ‘plante’ est secondaire. » Le nom français plante, « végétal » est aussi déverbal.

Planter suppose une action qui immobilise et solidifie l’objet planté, végétal ou autre. Dans le langage familier, si on plante quelqu’un, c’est qu’on le laisse sur place, on le laisse prendre racine : on l’abandonne, on ne s’en soucie plus, on ne le compte plus parmi les siens ou ses connaissances. Et par ailleurs, si on s’enracine, on s’encroûte, on rancit : autant d’expressions imagées pour désigner la routine.

Le verbe s’emploie aussi comme pronominal, dans la langue familière encore : se planter, c’est s’immobiliser soi-même et, plus généralement, arrêter de se déplacer, c’est-à-dire s’arrêter de progresser, avouer un échec, un ratage.  Aussi bien, alors que le plantage, mot courant depuis le 15e siècle, appartient au vocabulaire agricole, un nouveau plantage, mot familier dérivé du pronominal se planter, a été formé récemment : on lit dans le Canard enchaîné (29/11/2023, p. 8, colonne de droite) « Un plantage généralisé des sondeurs qui dépasse de loin les marges d’erreur. »  Le même journal récidive deux semaines après en titrant en première page sur « Le plantage de Darmanin » : le mot va s’imposer…

On peut encore mentionner un dérivé formant image : le planton est à l’origine (16e siècle) un jeune plant[3] – sens encore en usage en Suisse (cf. TLFi s.u.) – mais il désigne actuellement une sentinelle (souvent abrité dans une guérite) ou un  soldat planté au service d’un officier et, dans le civil, une personne plantée là où on peut lui demander un service, comme la surveillance à l’entrée d’un bâtiment ou d’un bureau.

Le vocabulaire agricole a fourni de nombreux termes qui ont fait image pour tous les domaines : il est à la base du vocabulaire général.

 

[1] L’orthographe poirot est très rare et ne renvoie à…rien.

[2] Le TLFi ne mentionne pas ce mot, souvent ignoré des dictionnaires modernes.

[3] Il existe aussi dans ce sens le plançon (attesté depuis le 12e siècle) , formé sur l’accusatif plantionem du féminin latin plantio,-onis, nom d’action dérivé de plantare.

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