Tous les mois, Michel Casevitz (professeur émérite de philologie grecque) traite d’une étymologie susceptible de présenter un intérêt méthodologique pour saisir le véritable sens d’un mot français ou en rectifier l’étymologie généralement admise.
L’exclamation qui nous sert de titre, onomatopée[1] répandue dans divers types de langage, exprime la vive répulsion, le dégoût, dont l’objet est une sensation, concrète ou intellectuelle. Ce dégoût spontané est provoqué par un spectacle, un aliment ou plus souvent une odeur[2]. Et l’oncle Gabriel, au début de Zazie dans le métro, - œuvre de R. Queneau (1903-1976) parue en 1959 – se demande : Doukipudonktan, car ce sont toujours les autres qui dérangent…
Toute une série de mots, verbes surtout, mais aussi des locutions, exprime précisément ou par métaphore la puanteur. Le verbe puer (attesté depuis le 12e siècle[3]) signifie « exhaler une odeur nauséabonde, dégoûtante », c’est une odeur de décomposition, de pourriture. Le nom du pus (attesté depuis le 16e siècle) désigne le produit de l’infection (cf. la définition complète dans le Trésor de la langue française informatisé [TLF], s.u.)[4].
Puer, c’est déranger les autres (se sent-on soi-même ?), les empester (le verbe, dénominatif de peste, se rencontre depuis le 16e siècle, au sens propre [infecter de la peste ou d’une maladie contagieuse] ou figuré). Ces verbes puer, empester sont souvent employés dans un but polémique, pour injurier.
On trouve quelques verbes qui expriment familièrement la soudaineté, la brutalité et la force de l’odeur qui frappe.
Ainsi cogner (le verbe dérive du latin cuneus,-i « coin », voir l’article coin2 dans le TLF), à l’impersonnel (ça cogne ) et dans un emploi intransitif, signifie « sentir fort et mauvais » (ce sens est indiqué par le Larousse en ligne qui le dit populaire, mais le Petit Larousse illustré [Pli] l’ignore).
Taper peut aussi signifier « puer » dans la langue populaire, selon le TLF s.u. taper B2c, qui cite l’emploi de l’exclamation, à l’impersonnel et intransitif aussi « ça tape ici » mais aussi taper de avec un complément indiquant la partie du corps responsable de la puanteur : « il tape des arpions… » (= il pue des pieds)[5].
Fouetter dans son emploi intransitif, signifie aussi à l’impersonnel (ça fouette !) dans la langue populaire « puer » ; il a aussi dans le même emploi le sens de « avoir peur » (cet emploi s’est répandu hors des lycées, malgré le TLF)[6].
Appartenant à l’argot selon le TLF, le verbe cocot(t)er[7] « puer » est attesté depuis 1900[8]; il est attesté chez des auteurs notant la langue familière, pas nécessairement argotique (le TLF cite des passages de Sartre, M. Aymé, Céline -qui imprime cocoter - et R. Fallet). Le verbe est intransitif et s’emploie avec un sujet neutre (ça) comme le verbe puer et les autres verbes indiqués ; il peut indiquer la source corporelle de la puanteur (on pue du bec, de l’aisselle, etc.), mais avec un complément d’objet interne, il peut indiquer « la spécificité de l’odeur » (TLF, avec la citation de René Fallet dans son premier roman, Banlieue sud-est [1947] : « Elle cocottait l’anisette à deux mètres » (p. 340). Le verbe est un dénominatif de cocotte, terme familier pour désigner une femme de mauvais genre et qui se parfume donc à peu de frais et sans précaution ni discrétion.
Nous avons mis en dernière position le verbe schlinguer (attesté depuis 1846), qui pose problème quant à son origine et en conséquence à sa forme. Le TLF ne connaît que cette forme en sch- et signale que le Robert (nous pouvons maintenant consulter le Robert en ligne) indique chlinguer et la variante schlinguer, tandis que le PLi définit le mot chlinguer en renvoyant schlinguer à celui-ci. Comme les précédents, le verbe, intransitif, est souvent à l’impersonnel (ça schlingue !). Le sens est clair : le verbe signifie « puer fortement, sentir très mauvais » et parfois la source corporelle de la puanteur est indiquée : ainsi « schlinguer du couloir, ou, comme on dit dans le grand monde, puer de la gueule » (V. Hugo, Les Misérables, t. 2, 1862, É. Testard, 1890, t. 4, livre 6, chap. 2, p. 247). Le verbe est populaire et argotique, comme indiqué dans le TLF vulgaire selon le Dictionnaire étymologique de la langue française de Bloch et Wartburg (6ème éd., Paris, 1975) ; ces auteurs donnent pour origine probable au verbe l’allemand schlingen « avaler ». « par antinomie ironique de avaler, le verbe français « signifie d’abord « puer de la bouche ». Cette étymologie semble invraisemblable et n’est pas prouvée. P. Guiraud dans le Dictionnaire des étymologies obscures (Paris, 1982, p. 482) indique que « schlinguer dérive sans doute de élingue « cordage, filin », d’où le sens de « fouetter » (i.e. frapper avec une élingue) ; la forme est wallonne (cf. slin « grosse corde », chlin « câble, gourdin »). Ce n’est guère convaincant non plus. Finalement, G. Esnault (Dictionnaire historique des argots français, Paris, 1965) qui suggère l’emprunt à l’allemand schlagen « cogner » peut être dans le bon sens, puisque cogner est au sens figuré bien employé pour la puanteur. Reste à justifier le vocalisme radical de schlinguer (puisque l’on attend -in-), ce qui n’a pas été fait à présent.
L’odorat est sensible aux fortes odeurs qui frappent fort. Les différents verbes que nous avons mentionnés indiquent à quel point ces sensations peuvent nous bouleverser.
[1] Les langues ont évidemment diverses formes équivalentes : pooh ! en anglais, pah, puh ! ou igitt ! en allemand, bah !, uf ! en espagnol, etc.
[2] L’article Pouah ! dans le Trésor de la langue française informatisé (TLF) donne des exemples variés, puisés chez des auteurs de divers registres, du 18e au 20e siècle. En français, l’exclamation apparaît d’abord chez Molière (George Dandin, II, 1, [éd. de La Pléiade p. 990] dans la bouche de Lubin mécontent de la résistance de Claudine : « Fi poua la vilaine qui est cruelle. »). En finale, -h a ensuite indiqué l’exclamation.
[3] Le verbe apparut d’abord sous la forme puir ; le changement de conjugaison eut lieu progressivement dès le 16e siècle (sous l’influence analogique de tuer, suer et des autres verbes en -uer). À l’origine, le latin pūteo,-es,-ēre, « être pourri, gâté, corrompu ; puer » (Ernout-Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Histoire des mots [DELL], s. u. puteo. En supposant le bas latin *putire, on explique l’ancien français puir. Le nom latin neutre pūs, -pūris signifie le pus, produit de pourriture. Voir aussi l’article πύθομαι [puthomai] « pourrir, se putréfier » de Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Histoire des mots [DELG] : à la base le nom neutre πύον, ou πύος, « pus », avec des correspondants dans diverses langues indo-européennes, tous formés à partir d’une exclamation de dégoût *pu ou pū (équivalent de notre pouah).
[4] Le mot pustule dérive du dérivé latin pus(t)ula.
[5] Citation de Bertrand Blier dans son roman Les Valseuses (son film, qui en est l’adaptation, date de 1974), cf. J. Cellard,-A. Rey, Dictionnaire du français non conventionnel, Paris, 1980, p. 199.
[6] Le mot fouet (attesté depuis le 14e siècle) dont dérive le verbe dérive lui-même de l’ancien français fou « hêtre » (< latin fagus), variante fau. On est donc passé de la baguette hêtre au fouet.
[7] Le Petit Larousse illustré [PLi)de 2022 admet les deux orthographes.
[8] Le verbe gogoter est indiqué par L. Rigaud dans son Dictionnaire de l’argot moderne (Paris, 1881, p. 198) et glosé puer ; il est dit appartenir au « jargon des barrières » (c’est -à-dire aux portes de Paris, au-delà des barrières de l’octroi, là où s’était établi un peuple mal famé). Si ce verbe dont Rigaud donne un exemple (« Qu’est-ce qui gogote comme ça ? ») est réel, il n’y en a pas d’exemple ailleurs, à notre connaissance. Il pourrait dériver des gogues « fosses d’aisance », avec redoublement initial.