Mètis – Sur mal- et mé-

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Tous les mois, Michel Casevitz (professeur émérite de philologie grecque) traite d’une étymologie susceptible de présenter un intérêt méthodologique pour saisir le véritable sens d’un mot français ou en rectifier l’étymologie généralement admise.

Entendant ou lisant[1] une fois de plus le mot malvoyant pour signifier aveugle, je me suis intéressé au préfixe mal- et à son emploi pour former des euphémismes.

Il paraît, à en croire le Trésor de la langue française informatisé [TLFi][2], que cet « élément de composition… est aujourd’hui [= fin du XX e siècle] non productif[3]. » Mal-, dit cet ouvrage, « représente l’adjectif mauvais dans un certain nombre de substantifs » et il cite malchance, maldonne, malfaçon, malheur, - qui bénéficient chacun d’un article à part -, ainsi que malposition, qui ne bénéficie qu’en cet endroit d’une définition : « Toute situation anormale d’un organe.»

Avant de voir si on peut trouver d’autres mots en mal-, un mot de ceux mentionnés supra :

Malchance fut d’abord un syntagme male chance[4] et n’est attesté sous cette seule forme qu’au 20e siècle. Il désigne ce que le hasard a provoqué, et ce n’est pas seulement le monde du jeu -représenté par les dés - qui est concerné.[5]

Maldonne, mot apparu au 19e siècle, appartient, lui, à un vocabulaire spécifique, celui des jeux de cartes : il désigne « l’erreur dans la distribution des cartes » commise par le malentendu.

Malfaçon, apparu au 13e siècle, d’abord syntagme male façon, concerne le BTP (bâtiment et travaux publics) et désigne un défaut, une erreur de construction, une faille dans la fabrication d’un bâtiment (édifice ou bateau)[6].

Le seul de ces mots qui soit courant est malheur[7], attesté depuis la fin du 12e siècle ; le mot désigne une calamité, une catastrophe qui s’abat sur une ou plusieurs personnes, quelle qu’en soit la cause, et plus généralement, les dommages subis par une terre, un pays, etc.

Malposition appartient au vocabulaire médical et d’autres mots en mal- appartiennent à ce vocabulaire[8] : malabsorption, malocclusion.

Quelques remarques sur les composés en mal- : d’abord sur le couple que beaucoup forment avec leur antonyme ; le composé en mal- s’oppose souvent avec un composé en bien-(par ex. malfaisant vs bienfaisant), mais souvent aussi le composé s’oppose au simple (par ex. malsain vs sain)[9].

Certains de ces mots sont familiers (le TLFi qualifie ces termes comme populaires), ainsi malbouffe, récent[10], issu de la locution mal bouffer ; au Québec, un malengueulé est une personne qui parle grossièrement, un malappris ; malpropre est vieilli en France mais usuel au Québec (où il est employé comme crasseux, infect)[11]. Cf. aussi, infra, malfrat.

Quelques mots en mal- ont été employés d’abord au sens propre et ensuite, dans la langue courante, comme euphémismes : ainsi malvoyant-e (adjectif ou substantif) a d’abord qualifié « la personne qui voit mal », affligée de l’infirmité que les médecins nomment amblyopie (« qui a la vue émoussée, affaiblie ») et a désigné vite la personne qu’il serait brutal et malséant de nommer aveugle. L’euphémisme s’est répandu dans la langue administrative. Il en est de même pour malentendant-e qui a pris la place de sourd-e, dans la langue courante des non-spécialistes.

Au-delà des disgrâces physiques, l’euphémisme est aussi la raison qui explique partiellement la création du nom maltraitance, dérivé du verbe maltraiter[12]; le mot permet de ne pas effrayer en prononçant des mots crus tels sévices (issu du latin impérial saeuitia-ae, dérivé de l’adjectif saeuus « cruel »), attesté dès le 13e siècle au singulier (cévise) et à partir du 17e au masculin pluriel, ou bien tortures, mot attesté depuis le 13e siècle (du latin tardif tortura « action de tordre », « torture, souffrance », dérivé du latin tortum, supin de torquere « tordre » « torturer » cf. TLFi s.u.). La maltraitance est un mot général, qui désigne n’importe quel mauvais traitement ; et bien sûr, un maltraitant inspire moins d’effroi qu’un tortionnaire !

Trois mots en mal- méritent une mention particulière pour leur formation particulière : le malfrat (attesté depuis le 19e siècle) « malfaiteur » appartient à la langue familière ; on pense à une origine languedocienne (malfars, maufars) : c’est « celui qui fait ou fera mal » (voir de même origine malfar en ancien provençal). Malingre « en mauvais état », est attesté comme anthroponyme au 13e siècle  puis adjectif dès le 16e ; le deuxième terme est peut-être formé à partir de l’ancien français heingre, haingre « chétif, maigre » (cf. TLFi s.u.).

Le malotru, attesté depuis le 12e siècle, est ce qu’on nomme parfois un triste sire, aux mœurs grossières, un malappris ; adjectif il signifie « grossier, rustre ». Il provient peut-être de malastru, provenant du latin populaire male astrucus « né sous un mauvais astre » d’où « malheureux » ou bien « mal bâti »[13].

Ajoutons, à propos de mal­-, que la toponymie connaît Maltaverne, nom d’un domaine viticole de la commune de Tracy-sur-Loire (Nièvre) ; et Malataverne[14], commune de la Drôme. Maltaverne est aussi le nom de quelques lieux-dits.

Cette étude ne peut finir sans que l’on dise quelques mots des composés en - (ou mes-, més-)[15], préfixe à valeur négative ou péjorative, et dont la base est souvent un verbe mais parfois un substantif. Ce préfixe, dont le sens est souvent proche de mal-, n’est plus productif. On emploie aujourd’hui mécompte, erreur dans un compte ou un escompte, attesté depuis le 13e siècle (formé sur se mécompter, attesté depuis le 12e siècle), méconnaissance, mécontent, mécréant, médire, méfait, méfiant, méforme, méjuger, se méprendre et méprise, mésalliance, etc. Les Belges emploient aussi se méconduire et la méconduite.

Contrairement à ce -, le préfixe mal- est encore productif et contribue à enrichir le vocabulaire français.

 

[1] Dans la bouche ou sous la plume de non-spécialistes.

[2] Version informatisée, datant de 2002, du Trésor de la langue française, dictionnaire de la langue française des XIXᵉ et XXᵉ siècles, paru entre 1971-1994 ; voir http://www.atilf.fr/tlfi, ATILF - CNRS & Université de Lorraine. 

[3] Article Mal-, « représentant l’adjectif mauvais dans un certain nombre de substantifs (dans l’article Mal, Male, adjectif). » À l’origine le latin malus,-a,-um. Le premier terme mal- s’oppose au premier terme bien- (cf. malvenu vs bienvenu).

[4] D’abord sous la forme chaance ou chëance (13e siècle) ; l’univerbation a été faite dès l’origine mais le Larousse du 20e siècle (cf. TLFi s.u.) connaît soit malechance soit malchance ; la première forme est aujourd’hui vieillie.

[5] On remarque une expression à l’origine de laquelle se trouve le jeu : « il a joué de malchance. »

[6] Le TLFi s.u. indique que dans le dictionnaire de Furetière le mot désigne « un profit illicite sur les travaux exécutés. »

[7] Composé de mal- et de heur « sort, destin », issu du latin augurium (bas latin agurium) « présage » puis « sort, destin.»

[8] Nos relevés ont été faits sur le Petit Larousse illustré de 2022 : il y a quelque 50 noms ou adjectifs en mal- (sans compter les dérivés). Le mot malade provient de la locution latine male habitus ; maladrerie « léproserie » dérive de maladerie, ancien français dérivé de malade, avec épenthèse de -r- sous l’influence de ladre « lépreux. » (Cf. TLFi  s.u. )

[9] Le composé en mal- peut aussi parfois s’opposer au simple et au composé : cf. malaimé vs bienaimé vs aimé.

[10] Il est absent du TLFi. Le simple bouffe, féminin, désigne à l’origine le gonflement des joues.

[11] Voir https://usito.usherbrooke.ca/, s.u. malpropre, consulté le 12 octobre 2023.

[12] Le verbe maltraiter, attesté depuis le 13e siècle, dérive du latin médiéval male tractare et appartient au langage juridique ; maltraitance et le nom maltraitant sont absents du TLFi. L’antonyme bientraitance a été créé pour désigner « tout ce qui favorise l’épanouissement de la personne, s’adapte à ses besoins divers…et permet un développement harmonieux » (La bienfaisance, brochure publiée par le ministère de la Santé, p. 2).

[13] Le détail de la formation du mot n’est pas clair. Voir Y. Malkiel, « Ancien français faü, feü, malotru. À la recherche de -ūcus, suffixe latin et paléoraman rare de la ‘ mauvaise fortune’», Travaux de linguistique et de littérature, XI, 1, Strasbourg, 1973, p. 176-189 (cité par le TLFi s.u. malotru).

[14] Le mot évoque un lieu mal famé, qui fait penser à l’Auberge rouge de Peyrebeille, près de Lanarce (Ardèche), - voir le film d’Autant-Lara (1951) - ; voir aussi le roman éponyme de B. Clavel (paru en 2007).

[15] Le préfixe provient de missi, particule francique ; le latin minus a pu être aussi évoqué.

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