Agrégé d’histoire et jeune doctorant en archéologie grecque, Corentin Voisin nous introduit dans la secte étrange de Pythagore qui n’a pas que fasciné ou fait trembler les collégiens.
Les familiers des sources antiques ont sans doute remarqué le retour fréquent de prescriptions religieuses attribuées à Pythagore. Parmi celles-ci se trouvent le silence des disciples, l’abstention de fèves et la doctrine du secret. De façon similaire, les références à une vie commune partagée par les membres de l’hétairie ne manquent pas. Sans critique des sources, Pythagore devient l’instigateur d’un mode de vie contraignant, régi par de grands principes et des obligations au sein d’un groupe coupé du reste de la cité, à la manière d’une secte. Néanmoins, une analyse plus fine des données transmises par la tradition permet de revenir sur de nombreux stéréotypes. Il est impossible de comprendre l’engagement scientifique ou politique de nombreux pythagoriciens si ces règles étaient véritablement appliquées. Dans ce cas, une déconstruction de la légende s’impose. Pythagore s’éloigne peu à peu de l’ascète pétri de préceptes religieux et d’interdits pour devenir un homme de bon sens : une légende de moins ! Pourquoi le mode de vie pythagoricien est-il une invention a posteriori bien plus qu’une règle de vie stable et immuable ?
L’hétairie pythagoricienne
Tout d’abord, il s’agit de revenir sur le nom donné à cette communauté. Les spécialistes se sont aujourd’hui accordés sur le nom d’hétairie, au sens de communauté sociale, de « club » liant des individus aux intérêts divers (voir L. ZHMUD, Pythagoras and the Early Pythagoreans, Oxford – New-York, OUP, 2012, p. 141-148). Le terme secte est plus débattu, puisque W. Burkert voulait identifier, à partir de la sociologie des religions moderne et très christanisante, le pythagorisme à une secte. Malgré les critiques, Jamblique livre un témoignage d’une société coupée en partie de la cité, même si quelques contradictions émergent et invitent à réfléchir sur le mode de vie pythagoricien comme une construction historique (G. FREYBURGER, M.-L. FREYBURGER-GALLAND, J.-C. TAUTIL, Sectes religieuses en Grèce et à Rome dans l’Antiquité païenne, Paris, Les Belles Lettres, 1986, p. 12-14 et p. 134-161).
En suivant l’exposé très complet des néoplatoniciens, en particulier Porphyre et Jamblique, il semble que la vie des communautés pythagoriciennes soit soumise à un rythme sévère. La journée est rythmée par des activités et des discussions et se clôt par un examen de conscience pour conserver la mémoire. L’amitié prévaut entre les membres qui se retrouvent lors des repas pour partager des moments de convivialité. Les pythagoriciens s’abstiennent de fèves et de nourriture carnée et suivent des prescriptions religieuses compilées sous la forme d’acousmata chez les auteurs postérieurs, en particulier Aristote. Ces derniers ont une dimension symbolique qui n’est accessible qu’aux initiés. L’enseignement est long et s’accompagne de trois ans de test de l’aspirant, puis de cinq années de silence à écouter le maître caché derrière un rideau. Seuls les plus endurants peuvent ensuite avoir accès au véritable enseignement, les autres, jugés inaptes, sont expulsés, voire considérés comme morts s’ils ont trahi le secret de l’enseignement. Enfin, les biens de tous les membres sont mis en commun (Jamblique, Vie de Pythagore, 63-247).
Un mode de vie fantasmé
Le secret pythagoricien s’accorde d’abord mal avec la diffusion d’écrits de spécialistes comme Brontinos ou Alcméon. Les fragments des contemporains de Pythagore montrent par exemple que l’enseignement sur la métempsycose est bien connu et de nombreux débats mettent aux prises des pythagoriciens et d’autres penseurs de leur temps (L. ZHMUD, Pythagoras…, p. 150-159). Cette doctrine du secret semble être une invention de l’époque hellénistique, reprise ensuite par les néo-pythagoriciens, ravis de pouvoir rapporter la grande sévérité du maître. Il est également impossible que les acousmata aient été suivis par un athlète et homme politique comme Milon, dont le régime carné et vorace a donné lieu à une abondante littérature dans l’antiquité (voir J.-M. ROUBINEAU, Milon de Crotone ou l’invention du sport, Paris, PUF, 2016). L’abstention de fèves semble être partagée par plusieurs groupes religieux, comme les orphiques par exemple. Il n’est pas impossible, malgré les exégèses des auteurs antiques, que ce tabou alimentaire ait avant tout eu pour but de garder pur l’individu.
La mise en commun des biens n’est pas attestée avant l’époque hellénistique ((L. ZHMUD, Pythagoras…, p. 149-150). Néanmoins, elle semble bien s’accorder avec les multiples anecdotes sur l’amitié pythagoricienne, puisqu’ « entre amis, tout est commun » affirme un fameux proverbe employé dans un contexte pythagoricien uniquement à partir de Timée de Tauroménium (FGrHist 566 F 13a, apud Diogène Laërce, VIII, 10).
Le silence pythagoricien est un poncif des auteurs impériaux. La plus ancienne mention de cette pratique remonterait à Isocrate (Busiris, 29) qui se moque des communautés pythagoriciennes de son temps. Néanmoins, chez le rhéteur, ce n’est pas de silence total qu’il s’agit, mais de savoir modérer sa parole et se taire en écoutant un enseignement. Au fil du temps, l’idée du silence pythagoricien s’est mélangée avec celle du secret pour devenir un élément constitutif du mode de vie des contemporains du maître de Samos. Néanmoins, il n’est pas inconcevable que certains pythagoriciens aient préféré garder certaines doctrines pour eux à une époque où ces dernières étaient connues de tous. En faisant croire à un enseignement secret, il est facile d’apparaître comme un mystique aux yeux des contemporains et des auteurs postérieurs qui construisent ainsi la légende d’un homme exceptionnel. Le phénomène se retrouve chez Empédocle et Platon par exemple (Numénius, fr. 24 Des Places, apud, Eusèbe, Préparation évangélique, XIV, 4-5).
Que reste-t-il du mode de vie pythagoricien ?
Il ne reste donc du mode vie pythagoricien que le déroulé des journées, l’importance de la mémoire et des enseignements. C’est probablement à ces pratiques que fait allusion Platon dans la République (600b), alors qu’il a pu observer des pythagoriciens qui suivaient certaines pratiques en Italie du Sud. Chez ces derniers se retrouvent l’importance de la musique et du souvenir, le culte de certaines divinités, sans qu’il soit impossible de prendre part à la politique d’une certaine façon (voir A. PROVENZA, « La morte di Pitagora e i culti delle Muse e di Demetra, Mousiké ed escatologia nelle comunità pitagoriche di Magna Grecia », Ormos, Ricerche di Storia Antica, 5, 2013, p.53-68). Tous les pythagoriciens ne sont pas, dans ce cas, des végétariens, mais participent à la vie de la cité en prenant part au sacrifice. Ils ne sont en revanche pas contraints de consommer la viande (Aristoxène fr. 25, Werli, apud Porphyre, Vie de Pythagore, 6).
Pythagore n’a donc probablement pas fondé une société secrète sectaire, rigide et riche en interdits. Les auteurs d’époque impériale, confrontés à d’autres communautés religieuses, ont tenté de faire du maître un précurseur sévère dont tous se seraient inspirés. C’est le cas probablement chez Clément d’Alexandrie qui tente ainsi de concilier le monachisme et le pythagorisme dans un système global et réinventé (AFONASIN E., « The Pythagorean way of life in Clement of Alexandria and Iamblichus », dans Afonasin E., Dillon J., Finamore J., Iamblichus and the Foundation of Late Platonism, Leiden, Brill, 2013, p. 13–36).
Sources citées
Isocrate, Busiris, 29 : Sa célébrité [de Pythagore] a tant surpassé celle des autres que tous les jeunes gens désiraient être de ses disciples et que les gens plus âgés voyaient avec plus de plaisir leurs fils le fréquenter que s’occuper de leurs affaires domestiques. Et nul ne peut en douter car maintenant encore ceux qui affectent d’être ses disciples sont plus admirés dans leur silence que les gens à qui la parole a valu la plus grande réputation.
(trad. G. Mathieu et E. Brémond, Paris, Les Belles Lettres, 1972)
Eusèbe, Préparation évangélique, XIV, 4-5 : Pourtant Platon méritait cela de leur part : sans lui être supérieur, il n’était peut-être pas non plus inférieur au grand Pythagore, un maître à qui la fidélité et la vénération de ses disciples ont plus que tout valu des honneurs divins.
(trad. E. des Places, Paris, Cerf, 1987)
Platon, La République, X, 600b : Homère passe-t-il pour avoir été lui-même, durant sa vie, le responsable de l’éducation de ceux qui l’ont aimé pour l’avoir fréquenté, et qui ont transmis à la postérité une conduite particulière de l’existence qu’on pourrait appeler homérique, à l’instar de Pythagore sui fut lui-même aimé de manière exceptionnelle pour cette raison ? Ceux qui se réclament de lui, en effet, suivent un mode de vie qu’ils appellent pythagoricien, et ce fait les rend manifestement différents des autres.
(trad. G. Leroux, Paris, Flammarion, 2008)
Porphyre, Vie de Pythagore, 6 : Quant au rituel des dieux et au reste des préceptes sur la conduite quotidienne, c’est des Mages, dit-on, qu’il les entendit et les reçut.