Agrégé d’histoire et jeune doctorant en archéologie grecque, Corentin Voisin nous introduit dans la secte étrange de Pythagore qui n’a pas que fasciné ou fait trembler les collégiens.
Avant d’obtenir le clavier bien tempéré de la musique baroque, de nombreux systèmes d’accords étaient employés, dont le plus connu est la gamme pythagoricienne. Le nom du sage de Samos est lié à la musique depuis l’antiquité, mais les expériences et pratiques musicales qui lui sont attribuées sont paradoxalement des reconstitutions a posteriori (voir A. Barker, The Science of Harmonics in Classical Greece, Cambridge, CUP, 2007, p. 20). Néanmoins, il est évident que la musique est une pierre angulaire de la secte qui peut être étudiée selon un axe mathématique, un axe astronomique et un axe médical. Un célèbre passage de la République de Platon montre combien cette décomposition avait un sens pour les pythagoriciens eux-mêmes (VII, 530d). La musique s’associe aux mathématiques et à l’astronomie dont elle est la sœur. Pourquoi la musique est-elle un élément central dans le pythagorisme ancien et chez Pythagore lui-même ?
Les expériences musicales des pythagoriciens
Pour découvrir les ratios mathématiques qui conditionnent la pratique musicale, plusieurs auteurs ont attribué des expériences à Pythagore. Pour Xénocrate, il aurait employé plusieurs enclumes de masses et de tailles différentes et aurait frappé celles-ci avec un marteau (fr. 9 Heinze, apud Porphyre, Commentaire sur les 'Harmoniques' de Claude Ptolémée, 30, 2). De la variation de ton des sons produits, il aurait tiré les lois des accords musicaux. Jamblique raccourci le récit, au point de le rendre invraisemblable et affirme que Pythagore pratiquait déjà ses recherches sur un monocorde (Vie de Pythagore, 115-117). Pourtant, les expériences de Pythagore ne font pas l’unanimité et c’est plutôt Hippase qui serait à l’origine des premières investigations musicales (A. Barker, The Science of Harmonics…, p. 84). Cette hypothèse est partagée par de nombreux chercheurs modernes qui font par ailleurs un lien entre les recherches d’Hippase et les relations mathématiques de Philolaos, dont il est impossible de savoir s’il a mis au point des expériences harmoniques.
Pythagore n’a donc probablement pas lié les mathématiques et la musique. C’est probablement chez les pythagoriciens du Ve siècle qu’il faut chercher les fondements de cette idée. Puisqu’une octave s’obtient avec un rapport de 2/1, il ne peut pas être divisé en deux parties égales, mais en une quinte (3/2 et une quarte (4/3). Or, quiconque tente de diviser l’intervalle de l’octave en deux doit passer par une moyenne géométrique des tons qui la compose et qui est égale à la racine carrée de 2. Comme Hippase est à l’origine de la découverte de l’irrationalité, il est fort probable que les premières estimations mathématiques des ratios musicaux doivent lui être attribuées (voir L. Zhmud, Pythagoras and the Early Pythagoreans, Oxford – New-York, OUP, 2012, p. 298). La théorie musicale est ensuite systématisée par Philolaos qui la lie à l’ensemble de ses spéculations astronomiques.
L’harmonie des sphères
Ce second axe est aussi fondamental dans la pensée pythagoricienne et peut-être déjà chez Pythagore. Musique et astronomie sont liées dans le cadre de l’harmonie des sphères, le mouvement perpétuel des astres qui émettent des sons si parfaits qu’ils ne peuvent être entendus par les hommes. Il est certain qu’Archytas, le grand stratège pythagoricien de Tarente durant la première moitié du IVe siècle, connaissait et expliquait ce mouvement (L. Zhmud, Pythagoras…, p. 360). Philolaos a bien des chances de connaître et d’avoir forgé cette théorie, même si la notion d’harmonie des sphères n’apparaît pas clairement dans les fragments qui nous sont parvenus. Pourtant, ce n’est pas chez les pythagoriciens que se trouve le plus étonnant témoignage sur la musique du cosmos, mais chez Platon. Dans le mythe d’Er qui clôt la République (X, 614 b - 621 d), le Pamphylien décrit son voyage vers l’au-delà et contemple l’harmonie du monde et le mouvement de réincarnation des âmes. Sur des cercles en mouvements chantent huit Sirènes qui émettent chacune une note différente. Il s’agirait ici d’une version plus ancienne de l’harmonie des sphères que celle de Philolaos que Platon aurait entendu lors de son premier voyage en Italie (M. Humm, « L’harmonie des sphères dans la pensée politique grecque et romaine : de l’utopie à la cité idéale », dans Coudry M., Schettino Maria Teresa (dir.), Politica Antica XV : l’utopie politique et la cité idéale, Edipuglia, Bari, 2015, p. 41-74). Chez les pythagoriciens, les sirènes deviennent des Muses formant le cœur de Mnémosynè et produisent une musique apaisante.
La musicothérapie pythagoricienne
En effet, la pratique de certains instruments a, dès Pythagore, une fonction médicale. Il ne s’agit pas de la catharsis d’Aristote, mais d’une manière de soigner partiellement l’âme au moyen de la lyre et de certains modes musicaux (J. Figari, « Les premiers pythagoriciens et la catharsis musicale », Revue de Philosophie ancienne, 18, 2, 2000, p. 3-32). Jamblique ne manque pas d’exemples qu’il a récoltés chez d’autres auteurs au sujet de l’usage de l’aulos ou de la lyre pour une sorte de musicothérapie (Vie de Pythagore, 110-114). La musique adoucissant les mœurs chez les pythagoriciens se retrouve dans les fragments d’Aristoxène et chez des auteurs postérieurs. Elle présente un aspect religieux évident, puisque les Muses et Apollon citharède sont souvent convoqués dans les écrits relatifs au pythagorisme. Il est vraisemblable que cette pratique de la musique dans le mode de vie pythagoricien fasse partie des plus anciennes prescriptions de la secte. Il a même été proposé par les archéologues d’interpréter la profusion de tombes à lyre dans les environs de Métaponte, Crotone ou Locres comme la marque d’une adhésion de certains individus aux éléments musicaux de la théorie pythagoricienne (voir A. Bellia, Strumenti musicali e oggetti sonori nell’Italia meridionale e in Sicilia (VI-III secolo a. C.), Lucques, Libreria Musicale Italiana, 2012).
L’association de Pythagore à la musique n’est pas une invention des auteurs antiques. Elle demeure cependant liée aux théories de l’âme et au soin chez le maître de Samos. Il faut attendre ses successeurs pour trouver les premières expériences musicales et les premières tentatives de lier mathématiques et harmoniques. De l’empirisme nait alors une tentative d’explication du monde et l’astronomie devient un nouveau champ d’application de la théorie musicale qui donne naissance à l’harmonie des sphères, encore très présente chez Kepler au XVIIe siècle.
Sources citées
Platon, La République, VII, 530d : Il est probable, dis-je [Socrate], que comme les yeux sont attachés à l’astronomie, de même les oreilles sont attachées au mouvement harmonique, et que ces connaissances sont liées l’une à l’autre comme des sœurs, ainsi que les Pythagoriciens l’affirment, et nous également, Glaucon, qui sommes d’accord avec eux.
(trad. G. Leroux, Paris, Flammarion, 2008)
Porphyre, Commentaire sur les 'Harmoniques' de Claude Ptolémée, 30, 2 : Pythagore, comme le dit Xénocrate, découvrit aussi que, dans la musique, les intervalles n’existent pas sans les nombres ; car ils mettent une quantité en relation avec une autre. Il chercha donc à découvrir les conditions dans lesquelles il y a un intervalle dissonant ou consonant, ce qui est dans le ton et hors du ton.
Jamblique, Vie de Pythagore, 115 - 117 : Une fois, alors qu’il était plongé dans la réflexion et le calcul […] il se trouva par une chance divine que, passant près d’une forge, il entendit des marteaux qui battaient le fer sur une enclume et qui produisaient des son mêlés qui se trouvaient <en harmonie> les uns avec les autres, exception faite d’une paitre de sons. Dans ces sons, il reconnu l’accord d’octave, celui de la quinte et celui de la quarte, et il constate que l’intervalle entre la quarte et la quinte était en soi dissonant, mais qu’il pouvait combler la différence de grandeur qui subsistaient entre elles […] Il découvrit que la différence entre les sons dépendait du poids des marteaux. […] Il tendit quatre cordes, faites avec la même matière, de même longueur, de même diamètre et torsadées de la même façon, il attacha à chaque corde un poids en le faisant pendre, après s’être assuré que chaque corde était rigoureusement de longueur égale. (117) Puis, en frappant les cordes tour à tour deux par deux, il découvrit les susdites harmonie, une différente pour chaque couple de cordes.
(trad. L. Brisson, A.-Ph. Segonds, Paris, Les Belles Lettres, 2011)
Jamblique, Vie de Pythagore, 110-114 : Il [Pythagore] estimait aussi que la musique contribue beaucoup à la santé, à condition de s’en servir comme il faut. En effet, il avait l’habitude d’accorder un rôle non négligeable à la purification par la musique, et il lui donnait même le nom de « traitement médical par la musique ». […] Il y avait des chants composés pour lutter contre les passions de l’âme, contre la dépression et le désespoir – ce sont ses inventions les plus utiles ; d’autres contre les mouvements de colère et d’agressivité et contre les débordements d’une âme affligée de tels mots. […] Comme instrument il utilisait la lyre, car il estimait que la flûte produisait un son agressif, tout indiqué pour les panégyries, mais qui ne convenait absolument pas à un homme bien né. […] Parmi ses hauts faits, on raconte que c’est en interprétant, accompagné par un aulète, un chant spondaïque, que Pythagore apaisa la fureur du jeune homme de Tauroménion qui, ivre de rage, était allé de nuit donner la sérénade à sa maîtresse à l’entrée de la maison de son rival, qu’il s’apprêtait à incendier, car il avait été mis hors de lui et enflammé par le mode phrygien joué par un aulète.
(trad. L. Brisson, A.-Ph. Segonds, Paris, Les Belles Lettres, 2011)