Agrégé d’histoire et jeune doctorant en archéologie grecque, Corentin Voisin nous introduit dans la secte étrange de Pythagore qui n’a pas que fasciné ou fait trembler les collégiens.
La conception moderne de la philosophie tend à considérer que les écoles de pensée sont formées d’un seul bloc uni et cohérent. Un kantien suivra Kant, un cartésien se mettra dans les pas de Descartes, un phénoménologue pourra incarner les convictions d’Hegel. Néanmoins, cette logique d’ensemble échappe à plusieurs philosophies antiques où la diversité s’impose. Le pythagorisme ne fait pas exception, il ne constitue pas un bloc monolithique où chacun suivrait à la lettre les enseignements du maître. Au contraire, chaque pythagoricien explore le monde dans une direction différente, mais partage des points communs avec les autres, ce qui suffit pour le rattacher à la philosophie (L. Zhmud, « Sixth-, fifth- and fourth-century Pythagoreans », dans Huffman C. A. (dir.), A History of Pythagoreanism, Cambridge, CUP, 2014, p. 88-111). La classification proposée dès l’Antiquité doit permettre de proposer un portrait des successeurs immédiats de Pythagore qui ont pu travailler dans plusieurs domaines. Il s’agira non pas de parler des maîtres de l’hétairie qui sont mal connus, mais plutôt des deuxièmes et troisièmes générations pythagoriciennes. Il est nécessaire de comprendre pourquoi le pythagorisme est un mouvement aussi diversifié et comportant autant de représentants encore peu connus.
Un vrai mathématicien pythagoricien : Hippase
La première figure incontournable est celle d’Hippase de Métaponte dont l’engagement dans les mathématiques et la philosophie est certain. Les chercheurs ont beaucoup débattu sur les contributions scientifiques du Métapontin, en particulier sa démonstration de l’irrationalité de la racine carrée de 2 (voir. K. von Fritz, « The Discovery of Incommensurability by Hippasus of Metapontum », Annals of Mathematics, 46, 2, 1945, p. 242-26). Du point de vue de l’histoire des mathématiques, cette découverte est envisageable, puisqu’elle demande de maîtriser les notions de pair et d’impair pour mener une démonstration par l’absurde. Or, celles-ci sont déjà connues probablement au temps de Pythagore et chez les anciens pythagoriciens (O. Becker, « Die Lehre von Geraden und Ungeraden im IX. Buch der Euklidischen Elemente », QSTB, 3, 1934, p. 533-553). Néanmoins, ce sont surtout les enjeux idéologiques liés à l’irrationalité de la racine de 2 qui expliquent la célébrité d’Hippase. Ce dernier aurait trahi la communauté lors de la révolution cylonienne (Apollonios, FGrHist 1064 F2, apud Jamblique, Vie de Pythagore, 254-257) et aurait révélé les secrets de la racine carrée, ce qui lui aurait valu de périr en mer (Pappus, Commentaire au Livre X des Éléments d’Euclide, 63-64 ; Jamblique, Vie de Pythagore, 88). D’autres secrets pourraient également avoir été divulgués par ce successeur de Pythagore. Quoi qu’il en soit, il serait le premier mathématicien de la secte véritablement attesté par les sources. Son travail influence Oenopide et Hippocrate de Chios, mais aussi Théodore de Cyrène, le maître de Théétète, sur lequel Platon ne tarissait pas d’éloges (Théodore, 31 A4 Diels-Kranz, apud Platon, Théétète, 145c).
Une grande diversité de disciplines étudiées
Parmi les contemporains ou successeurs immédiats de Pythagore se trouvent aussi quelques médecins et philosophes naturalistes. Alcméon de Crotone crée ainsi un système dualiste original où la maladie s’explique par l’excès des opposés. Contrairement au célèbre Démocédès, le médecin de Pisistrate puis du Grand Roi, il a laissé des écrits connus par quelques fragments et fréquentait d’autres pythagoriciens de son temps (Brotinos, DK 17 A 4, apud Clément d’Alexandrie, Stromates, I, 21, 131). D’autres noms de médecin et des bribes de leurs théories ont aussi traversé les temps, comme Iccos de Tarente connu pour ses régimes d’athlète ou Hippon de Métaponte. Le premier botaniste grec était également pythagoricien à en juger par Théophraste qui mentionne Ménestor (Des causes des plantes, I, 21, 6, Histoire des plantes, I, 5). L’ensemble de ces scientifiques particulièrement rationnels appartient au Ve siècle, et précède la révolte démocratique d’Italie méridionale.
En dehors de ces rationalistes pythagoriciens, d’autres ont eu une double activité et se sont engagés dans des spéculations religieuses. Il n’est pas rare qu’un auteur ait écrit un texte à consonance orphique, attribué parfois à Orphée, tout en faisant partie de l’hétairie pythagoricienne. Certains fragments attribuent fallacieusement une activité de ce type au maître de Crotone, mais il doit s’agir de travaux postérieurs (Ion de Chios, fr. 36 B 2 et 4, apud Diogène Laërce, I, 120 et VIII, 8). Les successeurs du sage samien ont écrit des traités relatifs à l’eschatologie et à la métempsycose. C’est le cas de Brontinos et de Kékrops (Souda, s. v. « Ὀρφεύς »), mais aussi de Zopyros d’Héraclée qui pourrait être identique au pythagoricien de Tarente du même nom, connu pour avoir travaillé en balistique et en mécanique (Clément d’Alexandrie, Stromates, I, 21, 131, 3 ; voir P. Kingsley., Ancient Philosophy, Mystery and Magic, Oxford, Clarendon Press, 1995, p. 79-171).
Philolaos de Crotone
Enfin, un penseur marque la fin du Ve siècle, il s’agit de Philolaos de Crotone. Son système cosmique, harmonique et mathématique s’est imposé comme une référence dans l’Antiquité et a exercé une profonde influence jusqu’à Kepler. Sa doctrine s’appuie sur le limité et l’illimité, appelés aussi pair et impair, qui participent à la structuration du cosmos. De ces oppositions découle l’existence d’une gamme harmonique construite sur des rapports de proportions qui se retrouvent dans la composition du monde. Ainsi, les astres sont séparés par des intervalles musicaux et gravitent en suivant des cercles. Au centre se trouve un feu, l’Hestia, à partir duquel on compte dix corps divins jusqu’à la périphérie. Pour obtenir ce nombre très pythagoricien, Philolaos développe la théorie de l’Anti-Terre, un astre qui est caché à l’observateur. Le feu central est un élément qui rappelle le premier principe d’Hippase qui était aussi igné. Enfin l’âme appartient au mouvement de l’harmonie céleste, ce qui la rend immortelle (voir C. A. Huffmann, Philolaus of Croton : Pythagorean and Presocratic : A Commentary on the Fragments and Testimonia with Interpretive Essays, Cambridge, CUP, 1993).
Ce rapide tour d’horizon de quelques pythagoriciens célèbres qui suivent le maître de Crotone montre que la secte ne constitue pas un ensemble parfaitement cohérent. Ce sont finalement l’appartenance à la communauté et probablement certaines préoccupations religieuses qui participent à la réunion de l’ensemble de ces penseurs dans le grand groupe des pythagoriciens.
Sources citées
Jamblique, Vie de Pythagore, 254 : Mais puisqu’’Apollonios, relativement à ces mêmes événements, est en désaccord sur quelques points […] donnons maintenant son récit du complot contre les pythagoriciens. […] En effet, tant que Pythagore avait accepté de parler avec tous ceux qui venaient le trouver, les gens furent bien disposés à son égard, mais lorsqu’il ne s’est plus entretenu qu’avec ces disciples, il a perdu cette bienveillance. […] Dans le conseil des Mille, Hippase, Diodore et Théagès disaient qu’il fallait que tous eussent part aux magistratures et à l’assemblée […] ceux qui soutenaient la cause du peuple triomphèrent.
(trad. L. Brisson, A.-Ph. Segonds, Paris, Les Belles Lettres, 2011)
Jamblique, Vie de Pythagore, 88 : Concernant Hippase en particulier, c’était un pythagoricien, mais, parce qu’il avait été le premier à divulguer par écrit comment on pouvait construire une sphère à partir de douze pentagones, il périt en mer pour avoir commis un acte d’impiété.
(trad. L. Brisson, A.-Ph. Segonds, Paris, Les Belles Lettres, 2011)
Platon, Théétète, 145c : Socrate : Est-ce que, donc, Théodore s’y connaît en peinture ?
Théétète : Non, pour autant du moins que je sache.
Socrate : Est-ce qu’il n’est pas non plus versé dans la géométrie ?
Théétète : Si, à tous égards, Socrate !
Socrate : A-t-il aussi au nombre de ses spécialités l’astronomie, le calcul, la musique, et tout ce qui est compris dans une éducation ?
Théétète : C’est en tout cas ce qui me semble.
(trad. M. Narcy, Paris, Flammarion, 2008)
Clément d’Alexandrie, Stromates, I, 21, 131, 3-6 : Les oracles attribués à Orphée ont été composés, dit-on, par Onomacrite, le Cratère d’Orphée par Zopyre d’Héraclée, la Catabase aux enfers par Prodicos de Samos. Ion de Chios rapporte danse ses Triagmoi que Pythagore aussi a attribué certaines enquêtes. Épigène, dans son ouvrage Au Sujet des poèmes d’Orphée dit que La Catabase aux enfers et le Discours sacré sont de Kerkops et le Peplos et les Physika sont de Brontinos.
Théophraste, Des causes des plantes, I, 21, 6 : Ainsi qu’Empédocle le dit des animaux : la nature conduit ceux qui sont trop ardents vers le milieu humide. À son tour Ménestor s’est rangé à cette opinion, non seulement pour les animaux, mais aussi pour les végétaux.
(trad. S. Amigues, Paris, les Belles Lettres, 2012).
Diogène Laërce, VIII, 8 : Ion de Chios dit dans ses Triagmoi qu’il [Pythagore] composa plusieurs poèmes et les attribua à Orphée.
Souda, s. v. « Ὀρφεύς » : Les Discours sacrés en 24 rhapsodies, mais on dit qu’ils sont de Theognetos de Thessalie, ou du pythagoricien Kekrops […] Physika, qu’on attribue aussi à Bro(n)tinos.