Pythagore le véritable - Pythagore vu par ses (quasi) contemporains

Texte :

Agrégé d’histoire et jeune doctorant en archéologie grecque, Corentin Voisin nous introduit dans la secte étrange de Pythagore qui n’a pas que fasciné ou fait trembler les collégiens.

Quiconque tente aujourd’hui de comprendre qui était Pythagore se heurte à la difficulté d’analyse des sources. Les renseignements sur le sage de Samos sont rares pour les VIe et Ve siècles avant notre ère puis deviennent de plus en plus nombreux au fur et à mesure du temps. Entre les IIIe et IVe siècles de notre ère, soit plus de huit siècles après la mort de Pythagore, des biographies très élogieuses surgissent parmi les écrits de philosophes néoplatoniciens comme Porphyre, ou Jamblique, tandis que Diogène Laërce compile des vies de philosophes liés à une doctrine spécifique et consacre un livre complet à Pythagore et ses successeurs. Sous une gangue de récits miraculeux et d’anecdotes inventées au cours du temps, ces sources cachent cependant de nombreux fragments d’auteurs plus anciens dont les œuvres complètes n’ont pas survécu au grand naufrage de la littérature antique. Il est ainsi possible de remonter dans le passé pour saisir quelques traits de la personnalité de Pythagore et l’influence qu’il a pu exercer après sa mort (voir Ch. Riedweg, Pythagoras : Leben, Lehre, Nachwirkung, Munich, 2002). Au fond, pour un penseur qui accordait autant d’importance à la mémoire, il est paradoxal que les auteurs antiques se souviennent souvent plus de sa légende que de sa vie réelle !

            Quelques bribes d’anciens auteurs ayant écrit sur le sage samien ont donc survécu dans des œuvres postérieures. Il est même possible de retrouver des fragments de contemporains du philosophe ou de ceux qui ont écrit peu de temps après sa mort. Il s’agira ici de comprendre comment il est possible de reconstruire une certaine image de Pythagore, telle qu’elle nous a été transmise par les auteurs des VIe et Ve siècles avant notre ère. et en particulier les présocratiques.

Xénophane de Colophon et Héraclite, contemporains de Pythagore

            Xénophane, né dans la cité de Colophon en Ionie, est l’immédiat contemporain du sage de Samos. Tout comme ce dernier, il émigre en Italie du Sud, après un passage par la Sicile, et s’installe à Élée où il fonde un courant de pensée qui préfigure l’éléatisme de Parménide et Zénon. Il écrit alors des vers souvent satiriques et s’en prend à d’autres penseurs de son temps ou plus anciens. Un fragment transmis par Diogène Laërce dans ses Vies de philosophes illustres (VIII, 36 ; Xénophane fr. 21 B7 Diels-Kranz) résume une anecdote sur un homme au nom inconnu demandant à un autre d’arrêter de battre son chien, car il a reconnu dans ses jappements la voix d’un ami décédé, réincarné dans le corps de l’animal. La critique moderne s’accorde généralement pour reconnaître Pythagore dans cet ami des bêtes. Il est vrai que les vers de Xénophane sont insérés dans le livre concernant Pythagore chez Diogène Laërce et il est probable qu’une partie du poème ait mentionné le philosophe précédemment, sans que le doxographe ait jugé bon d’en recopier plus que la partie qui l’intéressait et montrait l’adoption de la doctrine de la métempsycose (transmigration de l’âme d’un corps à un autre après la mort). Quelques critiques jugent néanmoins que ce fragment est insuffisant pour affirmer que Xénophane parle de Pythagore, qui plus est dans un récit rapporté introduit par phasin (ils disent) (L. Brisson., « Platon, Pythagore et les Pythagoriciens », dans Dixsaut M., Brancacci A. (dir.), Platon, source des Présocratiques : exploration, Paris, Vrin, 2003, p. 39-40). Ce serait néanmoins oublié le contexte de citation des vers par Diogène Laërce qui pouvait connaître l’ensemble du poème de Xénophane qui devait mentionner Pythagore, puisqu’il a été inséré dans sa doxographie. Néanmoins, le poète de Colophon devait sûrement employer ces vers afin de se moquer de son contemporain.

            À peine postérieurs à la mort du samien, deux témoignages d’Héraclite, le célèbre philosophe éphésien, sont aussi très critiques. C’est à nouveau Diogène Laërce qui les transmet dans deux livres différents. Le premier (VIII, 6, fr. 22 B 129 Diels-Kranz) affirme que Pythagore pratiquait l’enquête en recueillant dans des écrits d’autres auteurs de quoi forger sa propre sagesse, sa polymathie sans valeur (la polymathie est la connaissance de très nombreux sujets par un individu, une forme d’érudition antique). Selon Héraclite, le Samien est un imposteur qui ne comprend par ailleurs nullement le sens véritable de ce qu’il compile, thème développé dans le second fragment (Diogène Laërce, IX, 1 ; 22 B 40 Diels-Kranz). La critique d’Héraclite ne vise pas uniquement Pythagore, mais aussi Xénophane, Hésiode et Hécatée de Milet. D’autres fragments de l’Éphésien s’en prennent à l’absence de sagesse d’Hésiode, aux erreurs d’Homère dont la poésie ne mérite pas de figurer dans les concours panhelléniques, tout comme celle d’Archiloque. En fait, il semble qu’Héraclite se soit distingué à la fois par la critique de ses prédécesseurs et contemporains, mais aussi par une philosophie en prose singulière, particulièrement solitaire, triste, misanthrope et pessimiste (voir J.-F. Pradeau, Héraclite : fragments [citations et témoignages], Paris, 2004, p. 13-16). À partir de ces éléments biographiques et doxographiques, il apparaît que la critique héraclitéenne envers Pythagore dépasse le cadre de la querelle philosophique. En effet, à la communauté pythagoricienne soudée s’oppose la solitude d’Héraclite, à la philia s’oppose la misanthropie et le pessimisme. De plus, les deux philosophes ne raisonnent pas avec les mêmes paradigmes, puisque Pythagore passait pour un admirateur de la poésie d’Hésiode et d’Homère fortement critiquée par Héraclite. Puisque Homère est un idiot, tout comme Hésiode qui a pour défaut d’être polymathe, Pythagore, qui les apprécie et les utilise, a bien des chances d’avoir hérité des mêmes vices. La dispute entre l’Éphésien et le Samien montre cependant que certains éléments de la pensée pythagoricienne étaient suffisamment célèbres et diffusés pour parvenir à Héraclite.

Ion de Chios et Empédocle : des proches du pythagorisme

            Après ces deux auteurs polémiques, les éloges commencent à apparaître, notamment chez Ion de Chios qui compose des tragédies et des poèmes philosophiques à Athènes au milieu du Ve siècle avant notre ère Diogène Laërce (I, 120) le cite dans sa doxographie de Phérécyde de Syros, le maître de Pythagore. Le disciple est semblable au maître, vertueux, sage et connaisseur de la pensée et des actes des hommes. Tant de qualité ont offert à Phérécyde de vivre heureux après sa mort. Il semble probable qu’il s’agisse d’une référence à la valeur de l’éthique et de la connaissance partagée par le maître et l’élève, et que ces deux axes sont constitutifs d’une meilleure vie post-mortem. En croisant cette information avec le fragment de Xénophane, il est tentant de lire en filigrane une allusion à la doctrine de la métempsycose. Dans ce cas, Pythagore aurait prôné un certain comportement susceptible de s’épargner une vie tourmentée ou austère dans l’Hadès, permettant peut-être de rompre le cycle de la métempsycose (voir J.-F. Mattéi, Pythagore et les pythagoriciens, Paris, 20134, p. 116-117). Ion précise aussi que Pythagore aurait écrit des poèmes orphiques apocryphes (Diogène Laërce, VIII, 8 ; Ion, fr. 36 B 2 Diels-Kranz). S’il a été démontré que les pythagoriciens, proches des orphiques sur certains points doctrinaux, ont en effet produit des textes de ce type, rien ne permet en revanche de dire que Pythagore a laissé quelque écrit.

            Un sympathisant pythagoricien, le philosophe Empédocle d’Agrigente, a aussi laissé des éloges du maître de Samos. Au milieu du Ve siècle, il fait l’éloge d’un homme d’une grande sagesse capable de voir à travers plusieurs générations humaines (Porphyre, Vie de Pythagore, 30 ; Empédocle fr. 31 B 129 Diels-Kranz). Les commentateurs modernes ont hésité sur l’identification de ce sage, proposant alternativement d’y reconnaitre Parménide ou Pythagore, le second étant privilégié dès l’antiquité par l’historien Timée de Tauroménium. Ce débat n’est toujours pas clos, mais le fragment est régulièrement invoqué pour montrer qu’Empédocle, comme Pythagore, reconnaît la validité de la doctrine de la métempsycose (voir Ch. Riedweg, Pythagoras : Leben, Lehre, Nachwirkung, Munich, 2002, p. 54-55). De toute évidence, la pensée pythagoricienne a eu un certain retentissement auprès d’autres philosophes, ce que semble confirmer le traité d’éthique nommé Pythagore et attribué à Démocrite (dernier tiers du Ve siècle avant notre ère ; Diogène Laërce, IX, 38 ; Démocrite fr. 55 A 33 Diels-Kranz).

Le père de l’Histoire et le pythagorisme : le regard d’Hérodote

            Enfin, quelques témoignages proviennent de l’Enquête d’Hérodote. Dans ce cas, l’ensemble de l’œuvre est connu, ainsi que la vie de l’historien, dont les vingt dernières années ont été passées en Italie méridionale. Cela signifie que l’écrivain d’Halicarnasse était soit en contact direct avec des pythagoriciens, soit disposait de récits rapportés. L’auteur se contente souvent de mentionner des pratiques pythagoriciennes comme le fait d’être inhumé dans des vêtements blancs, ce qui rejoint également les coutumes orphiques et bacchiques, mais aussi égyptiennes (II, 81, 2). Dans un autre cas, Hérodote mentionne clairement la doctrine de la métempsycose comme une idée égyptienne adoptée par certains penseurs grecs dont il tait le nom (II, 123, 3). Il est difficile de ne pas penser à Pythagore et aux idées apocryphes d’Orphée, bien qu’Hérodote se soit trompé au sujet des Égyptiens qui ne connaissaient pas cette doctrine. Enfin, lors de sa description des Gètes, l’historien mentionne un de leur éminent représentant, Zalmoxis, qui aurait débuté sa carrière d’homme miraculeux comme esclave de Pythagore (IV, 95-96). Si le récit est centré sur le Gète dont Hérodote ne croit pas qu’il ait pu connaître le Samien, puisqu’il avait vécu antérieurement, quelques informations peuvent être tirées du court passage. Tout d’abord, il est confirmé que Pythagore avait pour père Mnésarque à Samos et que sa célébrité s’étendait à l’ensemble du monde grec. En outre, Zalmoxis aurait acquis un savoir spécifique au contact de son maître et enseignait aux aristocrates gètes que leur vie post-mortem serait heureuse. Pour preuve de son assertion, l’homme miraculeux descend sous terre durant trois ans, avant de reparaître la quatrième année. Malgré la prise de distance d’Hérodote par rapport à ces récits, il n’est pas impossible qu’il transmette une légende sur Pythagore en la prêtant à Zalmoxis par mimétisme. Les assertions de l’historien confirmeraient que le sage samien avait une claire vision des enfers, peut-être en lien avec la doctrine de la métempsycose.

            L’ensemble de cette documentation permet de brosser un portrait succinct de Pythagore, mais où apparaissent déjà quelques informations essentielles. Le philosophe est bien né à Samos au début du VIe siècle (probablement vers 580), d’un père du nom de Mnésarque. Il a ensuite exercé en Italie du Sud et fondé une communauté célèbre. Sa doctrine comportait des éléments de morale et d’éthique, liés à un mode de vie spécifique qui permettait vraisemblablement de s’assurer une existence sage et vertueuse. De cette dernière découlait sûrement la possibilité de vivre une existence heureuse après la mort. En revanche, la métempsycose s’imposait chez la majorité des individus, probablement s’ils n’avaient pas rempli les conditions nécessaires pour briser le cycle de transmigration de l’âme. Pythagore avait aussi une philosophie suffisamment construite et connue pour déclencher une controverse avec ses contemporains ou successeurs immédiats. Enfin, il n’est pas un penseur isolé, mais bien le fondateur d’un courant pythagoricien où devaient se partager quelques idées communes, malgré la grande diversité de pratiques et de champs d’étude de ses adeptes.

Sources citées

Diogène Laërce, VIII, 36 : Et voici ce que dit Xénophane au sujet de Pythagore : Et l’on raconte qu’un jour, passant près d’un jeune chien qu’on maltraitait, il fut pris de pitié et prononça ces mots : « Arrête ! ne le frappe pas, car c’est bien l’âme d’un ami, je l’ai reconnue à sa voix.

(trad. L. Reibaud, Paris, Les Belles Lettres, 2012)

Diogène Laërce, VIII, 6 : Pythagore, fils de Mnésarque, pratique l’enquête [scientifique] plus que tout autre homme, et ayant choisi tels écrits, il en fit sa propre sagesse, polymathie, méchant art.

Diogène Laërce, IX, 1 : La polymathie n’enseigne pas l’intelligence ; car, le cas échéant, elle l’aurait apprise à Hésiode, à Pythagore, et encore à Xénophane et Hécatée.

Diogène Laërce, I, 120 : Ainsi, celui [Phérécyde] qui se distingue par son humanité et son respect a eu, après sa mort, une vie de plaisir pour son âme. Si Pythagore est vraiment sage, lui plus que tout autre voyait toutes les dispositions d’esprit des hommes et les étudia avec attention.

Diogène Laërce, VIII, 8 : Ion de Chios dit dans ses Triagmoi qu’il [Pythagore] composa plusieurs poèmes et les attribua à Orphée.

Porphyre, Vie de Pythagore, 30 : Il y avait parmi eux un homme d’un rare savoir, maître plus que personne en toute sorte d’œuvres sages, qui avait acquis un immense trésor de connaissances. Car lorsqu’il tendait toutes les forces de son esprit, sans peine il voyait toute chose en détail, pour dix, pour vingt générations humaines.

(trad. E. des Places, Paris, Les Belles Lettres, 1982)

Diogène Laërce, IX, 38 : Thrasyle a fait un catalogue de ses livres [ceux de Démocrite] […] : voici ceux d’éthique : Pythagore, ou de l’état de la sagesse.

Hérodote, II, 81 : Toutefois, ils [les Égyptiens] n’introduisent pas de vêtements de laine dans les sanctuaires, et ils ne se font pas ensevelir avec ; la loi religieuse l’interdit. En cela, ils sont d’accord avec les prescriptions des cultes qu’on appelle orphiques et bacchiques, lesquels en réalité viennent d’Égypte, et avec celles de Pythagore.

(trad. Ph.-E. Legrand, Paris, Les Belles Lettres, 1936)

Hérodote, II, 123 : Les Égyptiens sont aussi les premiers à avoir énoncé cette doctrine, que l’âme de l’homme est immortelle ; que, lorsque le corps périt, elle entre dans un autre animal qui, à son tour, est naissant ; qu’après avoir parcouru tous les êtres de la terre, de la mer et de l’air, elle entre de nouveau dans le corps d’un homme naissant ; que ce circuit s’accomplit pour elle en trois mille ans. Il est des Grecs qui, ceux-ci plus tôt, ceux-ci plus tard, ont professé cette doctrine comme si elle leur appartenait en propre ; je sais leurs noms, je ne les écris pas.

(trad. Ph.-E. Legrand, Paris, Les Belles Lettres, 1936)

Hérodote, IV, 95-96 : À ce que j’ai entendu dire par les Grecs habitant l’Hellespont et le Pont, ce Zalmoxis serait un homme qui aurait été esclave à Samos, esclave de Pythagore fils de Mnésarchos ; ensuite, devenu libre, il aurait acquis d’abondantes richesses […] Mais je pense que ce Zalmoxis est antérieur de bien des années à Pythagore.

(trad. Ph.-E. Legrand, Paris, Les Belles Lettres, 1960)

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