En Amérique, la modernité ne fait pas table rase des auteurs anciens, elle s’y ressource : après une formation française en lettres classiques, René de Nicolay profite d’une année d’échange à l’université de Princeton pour découvrir l’enseignement de l’Antiquité outre-Atlantique.
Les étudiants de France et de Navarre en sont bien conscients : la tradition centralisatrice de leur pays les pénalise à plus d’un titre. Elle oblige un grand nombre d’entre eux à s’arracher à leurs pénates, la mort dans l’âme, pour rejoindre en un flot anonyme les réseaux tentaculaires de la capitale. Les Sorbonagres de notre époque, de quelque côté du périphérique qu’ils soient confinés, végètent dans une atmosphère parfois dangereusement viciée, que des arbres chétifs et bien rares ne parviennent pas, malgré d’héroïques efforts, à purifier. Paris est certes une ville que le monde nous envie, mais ceux qui en jouissent savent aussi les trésors qu’elle ne recèle pas.
Parmi eux, une merveille née et cultivée sur les collines de la rivale Albion : le campus. Quand le mot fait son apparition dans la langue anglaise, en 1774, la chose est vieille de plus de cinq siècles. Au milieu du XIIIème siècle, de généreux donateurs font construire pour les étudiants de l’université d’Oxford des résidences, ou colleges, dans un double but : fournir à ces têtes pensantes un logement commode, certes, mais avant tout leur procurer un lieu où se bâtiront de solides amitiés et, peut-être, les théories qui bouleverseront l’Europe. Or le campus fait partie des héritages que l’Angleterre a eu le bon sens de transmettre à sa principale colonie, et que cette dernière a eu le bon goût de cultiver.
L’ancêtre de l’université de Princeton, le College of New Jersey, est fondé en 1746 pour former les ministres du culte presbytérien. Déplacé peu après sur les lieux qu’il occupe aujourd’hui, il voit sa vocation élargie par l’un de ses grands présidents, le pasteur John Witherspoon, aux commandes de l’institution de 1768 à sa mort en 1794. L’enjeu de l’époque n’est rien moins que la construction d’une nation : Witherspoon le sait bien, qui a co-signé la déclaration d’indépendance, le 4 juillet 1776. Une nation ayant besoin d’une élite, le théologien décide de renforcer l’enseignement de la philosophie morale, et d’introduire celui de la philosophie naturelle (de la science, dirait-on aujourd’hui). La renommée du College croît et, avec elle, le nombre d’étudiants. Le campus bourgeonne, et se déploie bientôt sur les pentes douces qui descendent vers la Millstone River, paisible affluent de la Delaware. Le XIXème siècle est celui de sa constante extension, jusqu’à l’inauguration du Graduate College, destiné aux doctorants, le 22 octobre 1913. Entre temps, en 1896, le College of New Jersey s’est mué en Princeton University.
Le campus de Princeton en 1904. Au centre, couvert dun toit rouge, le Richardson Auditorium
Sous ses différentes appellations, Princeton est resté un exemple typique du campus américain. De taille relativement réduite (200 hectares environ, contre 400 pour Yale, et plus de 2 000 pour Harvard), il abrite tout ce dont les étudiants ont besoin pour être des mentes sanae in corporibus sanis. Commençons de droit par mens. Si l’activité intellectuelle est l’apanage des cours, il est bien d’autres moyens de cultiver son esprit, et Princeton les fournit en abondance. Les mélomanes sont assaillis par la multitude d’offres de concerts : tous types de choeurs, d’ensembles, de solistes viennent se produire sur le campus, généralement dans la foulée d’une visite à New York (qui n’est jamais qu’à une heure de train), et l’acoustique du grand Richardson Auditorium assure à leur prestation la meilleure résonance. La sensibilité esthétique des étudiants trouve également à s’épanouir dans le merveilleux musée de l’université, fondé en 1882 dans le louable but de parfaire une formation libérale digne de ce nom. Enrichi au fil des donations, le musée comporte, entre autre splendeurs, des collections antiques d’une rare beauté, composées en partie du résultats des fouilles qu’ont menées à Antioche les chercheurs de l’université dans la première moitié du XXème siècle. Des expositions temporaires viennent très régulièrement nourrir la curiosité du public, et le plébiscite que ce dernier a réservé à la dernière en date, Cézanne and the Modern, témoigne de leur grande qualité. Il faut dire que l’université se démène pour ses membres : l’auteur de ces lignes a ainsi eu la chance de suivre une visite guidée en compagnie d’un groupe ouvert à tous, et les chefs-d’oeuvres exposés n’ont reçu que plus de relief des érudits commentaires qui leur furent consacrés.
Deux chefs-d’oeuvre du musée de Princeton : à gauche, une mosaïque d’Antioche, portant la tête de Méduse (fin du IIème siècle ap. J.-C.) ; à droite, le buste d’une déesse romaine, d’époque antonine
On pourrait s’étendre quasiment sans fin sur les arts qu’on cultive à Princeton. Thalie et Melpomène reçoivent leurs parts d’honneurs, soit dans les divers théâtres du campus et de la ville, soit au Princeton Theatre, dont le nom cache un cinéma au programme éclectique, tantôt d’art et d’essai, tantôt plus abordable; ne comptez pas toutefois y trouver James Bond ou Star Wars.
Si vous êtes en quête d’action et de sensations fortes, en revanche, les hectares d’installations sportives vous permettront de vous ébattre avec autant de liberté, ou presque, que les biches que l’on croise, à la tombée de la nuit, dans les quelques futaies du campus. Terrains de football (soccer et football américain), de tennis, d’athlétisme, gymnase dernier cri sont mis à profits par tous, étudiants, personnels et professeurs, soucieux d’entraîner des muscles à qui incombe la lourde tâche de supporter de bien pesants cerveaux. Dès que de longues heures de travail, à la bibliothèque ou chez soi, font naître une oppressante impression de confinement, les sports permettent de retrouver le sens du mouvement.
Lors du Snowzilla qui a dernièrement couvert d’un épais manteau de neige tout l’est des États-Unis, l’université avait vivement conseillé à tous ses membres de rester chez eux, tant les routes offraient de danger. L’ensemble des bâtiments du campus étaient contraints de fermer leurs portes jusqu’à nouvel ordre. Le lendemain de la tempête, le dimanche 23 janvier, un email a été envoyé à tous les résidents pour les informer de la reprise des activités pour midi ; à midi dix, il va sans dire que l’énergie dégagée à l’intérieur du gymnase aurait pu alimenter le pays en électricité pour une bonne semaine.
Les activités sportives peuvent se pratiquer seul, ou à plusieurs. La devise de l’abbaye de Thélème, on se le rappelle, est “fay ce que vouldras”. Quiconque désire rentrer en soi, profiter de quelques heures de solitude, peut jouir d’une indépendance quasi-érémitique. Lorsque l’instinct social reprend le dessus, les amis ne sont jamais très loin. Les immenses dining halls abrités par chaque college permettent aux étudiants de se retrouver, de reprendre des conversations que le temps a fait mûrir, de rencontrer de nouvelles têtes. Les échanges vont bon train : on est tantôt heureux de parler de ses passions et de ses travaux, tantôt ravi de laisser parler ceux que l’on rencontre, d’apprendre de leurs recherches, de leurs projets, de leurs idées.
La valeur d’un tel mode de vie est évidente. D’une part, elle fournit le meilleur cadre de travail qu’on puisse concevoir. Un campus est avant tout un lieu de travail, et le centre en est sans aucun doute la bibliothèque, ouverte en semaine de huit heures du matin à minuit. Mais l’on est jamais plus productif qu’avec le corps dispos et l’esprit dégagé, nourri d’art et de conversations. Outre cette valeur instrumentale, toutefois, le campus offre l’inestimable chance à ses habitants d’exercer l’ensemble de leurs capacités, de mettre en actes, somme toute, l’ambition humaniste de notre vieille Europe.