Des chroniques sur les bandes dessinées en lien avec l'Antiquité sous la plume de Julie Gallego, agrégée de grammaire et maîtresse de conférences de latin à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour.
Alix 42 — Le Bouclier d’Achille
de Marc Jailloux et Roger Seiter
Casterman, octobre 2023
d’après la série créée par Jacques Martin
Cet album voit le retour de l’un des adversaires d’Alix les plus coriaces : Arbacès. Si la couverture ne le montre que de dos, il est facilement reconnaissable pour qui est familier des albums de Jacques Martin. Et il n’y a aucun suspens sur son identité puisqu’il entre en scène dès la première planche ; il va d’ailleurs prendre une place très importante dans tout l’album, y compris quantitative (Alix occupant « seulement » un peu plus du double de cases par rapport au Grec sur l’ensemble des planches). Sur cette couverture très efficace, d’un point de vue narratif et esthétique, on découvre donc, dès le seuil de l’ouvrage, que la route des deux hommes va se croiser à nouveau, qu’ils vont s’affronter violemment, alors qu’Alix aura été mis préalablement en difficulté (en atteste sa tunique déchirée) ; l’enjeu du conflit en est vraisemblablement cet imposant « bouclier d’Achille », éponyme de l’album, devant lequel Alix s’interpose. La fin de l’aventure permettra d’identifier aussi, dans la main d’Alix, « l’épée forgée par Héphaïstos [qui] s’avère redoutable » (p. 44). Dans l’affrontement ultime, les armes d’Achille – mais cela n’a rien d’étonnant pour des armes divines – semblent dotées de leur propre conscience puisque « le bouclier du héros refuse de protéger Arbacès » (nous soulignons le verbe qui permet la personnification), alors que le Romain peut manipuler sans effort son arme.
L’album voit en effet Arbacès essayer de récupérer les armes mythiques d’Achille, après avoir découvert sur des tablettes d’argile à Ithaque (écrites en « grec archaïque » et peut-être par Ulysse lui-même) que les restes du fils de la déesse Thétis et du mortel Pélée ont été conservés, avec ceux de son compagnon Patrocle, dans un même tombeau à Mycènes, grâce à Agamemnon. Mais pourquoi le Grec Arbacès se met-il donc en quête du bouclier du héros ? Pour sa valeur symbolique, pour la capacité qu’il aurait alors à rassembler les hommes qui pourraient enfin lutter pour retrouver la grandeur passée de la Grèce, sans rester aux ordres de Rome : « iI existe une légende qui affirme que celui qui le brandira tel un étendard unifiera la Grèce et sera suivi par toutes les cités… » (p. 17) Et pour devenir « l’égal d’Alexandre » (p. 40), Arbacès décide de mettre en œuvre ce projet (jugé inutile et dangereux par l’hoplite femme Oratis, sœur de la reine Adréa du Dernier Spartiate) au moment qui lui semble le plus opportun en raison de la fragilité de Rome, déchirée entre Césariens et Pompéiens. L’album se déroule en effet au moment de la guerre civile entre César et Pompée, peu de temps avant l’affrontement à Pharsale (qui a lieu à l’été 48 av. J.‑C.), comme on peut le lire p. 8. Un autre élément historique réel mentionné dans l’album permet de s’assurer de la cohérence de la chronologie : en effet, est mentionnée la défection de Titus Labiénus (p. 10), qui a rejoint les rangs des armées de Pompée, alors qu’il avait été pendant des années un fidèle lieutenant de César (il aurait pris cette décision après le franchissement du Rubicon début janvier 49 av. J.‑C.).
Alix t. 42. Le Bouclier d’Achille de Marc Jailloux et Roger Seiter, d’après Jacques Martin
© Casterman 2023, p. 36.
En dépit de ce cadre historique net, l’album s’appuie surtout sur le texte homérique. Dès la première phrase de l’album (« En arrivant en vue d’Ithaque, le voyageur ne peut que se remémorer les vers d’Homère. », p. 3), le lecteur perçoit que cette aventure a une dimension littéraire bien plus marquée que d’habitude. Le navire d’Arbacès, qui fait voile vers l’île d’Ulysse, entraîne les lecteurs dans des souvenirs de l’Odyssée. Mais c’est ensuite surtout l’Iliade qui va occuper une place importante : dans la bibliothèque d’Alexandrie, un lettré, Cristène, insiste fortement auprès d’Enak pour qu’il lise le rouleau de l’Iliade qu’il lui offre (p. 6). Et à la planche suivante, on voit Alix et Enak, sur le pont de la corbita qui les amène à Brundisium, avec un uolumen chacun dans les mains, lisant avec grand intérêt les aventures des Troyens et des Grecs. On voit d’ailleurs rarement Alix lire dans la série. Il situe le passage qu’il s’apprête à lire à Enak, ce qui offre aussi implicitement aux lecteurs un résumé peut-être bien utile de la situation. C’est alors l’occasion de l’insertion d’un récit secondaire court expliquant l’origine du fameux bouclier : il est forgé par le dieu Héphaïstos à la demande de la néréide Thétis (dite « aux pieds d’argent », selon son épithète homérique), qui cherchait à protéger son fils Achille de sa seule vulnérabilité physique.
Alix t. 42. Le Bouclier d’Achille de Marc Jailloux et Roger Seiter, d’après Jacques Martin
© Casterman 2023, p. 7.
C’est un long passage dans l’Iliade (XVII, v. 478-617) qui raconte cette création du bouclier et surtout qui décrit la multitude de scènes (dont beaucoup en mouvement) que le dieu choisit de représenter sur cette arme qui devient alors aussi une œuvre d’art et dont la description littéraire est appelée ekphrasis :
« Le Bouclier d’Achille, quand on regarde le texte, n’est pas la description d’une œuvre d’art, mais, conjointement, la description de la fabrication de cette œuvre par le dieu Héphaistos et la description du monde que ce bouclier, circulaire, figure, successivement, et en composition annulaire, ainsi que la mise en scène, à un autre niveau, d’un modèle de création poétique, le kosmos du Bouclier étant aussi celui de l’Iliade, et l’efficacité harmonieuse du travail de forge auquel s’adonne le dieu créateur étant de même similaire au travail de l’aède. »
Michel Briand, « Le Bouclier d’Achille, encore : poétique de l’épos et kinesthésies ecphrastiques », Textimage : revue d’étude du dialogue texte-image, 2013, Nouvelles approches de l’ekphrasis, hal-02966134)
Plus que protéger Achille, le bouclier doit émerveiller ceux qui le verront et imposer la supériorité du héros. Nous renvoyons à la lecture de l’ensemble du passage pour comprendre la beauté et la richesse du texte homérique. Il est accessible aisément sur le site de la BNF dans sa traduction de Paul Mazon pour la CUF ; nous n’en reprenons que de courts extraits ici (v. 478-482, 590-592, 609-617), qui sont à mettre en relation avec le texte des trois cartouches narratifs en jaune :
ποίει δὲ πρώτιστα σάκος μέγα τε στιβαρόν τε
πάντοσε δαιδάλλων, περὶ δ᾽ ἄντυγα βάλλε φαεινὴν
τρίπλακα μαρμαρέην, ἐκ δ᾽ ἀργύρεον τελαμῶνα.
πέντε δ᾽ ἄρ᾽ αὐτοῦ ἔσαν σάκεος πτύχες· αὐτὰρ ἐν αὐτῷ
ποίει δαίδαλα πολλὰ ἰδυίῃσι πραπίδεσσιν.
[…]
ἐν δὲ χορὸν ποίκιλλε περικλυτὸς ἀμφιγυήεις,
τῷ ἴκελον οἷόν ποτ᾽ ἐνὶ Κνωσῷ εὐρείῃ
Δαίδαλος ἤσκησεν καλλιπλοκάμῳ Ἀριάδνῃ.
[…]
αὐτὰρ ἐπεὶ δὴ τεῦξε σάκος μέγα τε στιβαρόν τε,
τεῦξ᾽ ἄρα οἱ θώρηκα φαεινότερον πυρὸς αὐγῆς,
τεῦξε δέ οἱ κόρυθα βριαρὴν κροτάφοις ἀραρυῖαν
καλὴν δαιδαλέην, ἐπὶ δὲ χρύσεον λόφον ἧκε,
τεῦξε δέ οἱ κνημῖδας ἑανοῦ κασσιτέροιο.
αὐτὰρ ἐπεὶ πάνθ᾽ ὅπλα κάμε κλυτὸς ἀμφιγυήεις,
μητρὸς Ἀχιλλῆος θῆκε προπάροιθεν ἀείρας.
ἣ δ᾽ ἴρηξ ὣς ἆλτο κατ᾽ Οὐλύμπου νιφόεντος
τεύχεα μαρμαίροντα παρ᾽ Ἡφαίστοιο φέρουσα.
[Héphæstos] commence par fabriquer un bouclier, grand et fort. Il l’ouvre adroitement de tous les côtés. Il met autour une bordure étincelante – une triple bordure au lumineux éclat. Il y attache un baudrier d’argent. Le bouclier comprend cinq couches. Héphæstos y crée un décor multiple, fruit de ses savants pensers. […]
L’illustre Boiteux y modèle encore une place de danse toute pareille à celle que jadis, dans la vaste Cnosse, l’art de Dédale a bâtie pour Ariane aux belles tresses. […]
Une fois fabriqué le bouclier large et fort, il fabrique encore à Achille une cuirasse plus éclatante que la clarté du feu ; il fabrique un casque puissant bien adapté à ses tempes, un beau casque ouvragé, où il ajoute un cimier d’or ; il lui fabrique des jambières de souple étain. Et, quand l’illustre Boiteux a achevé toutes ces armes, il les prend et les dépose aux pieds de la mère d’Achille. Elle, comme un faucon, prend son élan du haut de l’Olympe neigeux et s’en va emportant l’armure éclatante que lui a fournie Héphæstos.
Sur ce même passage, on pourra également se reporter à la ressource vidéo de la BNF consacrée au bouclier d’Achille (2’26, 04/10/22) ou à la ressource pédagogique disponible sur le site Odysseum.
La démarche du Grec Arbacès, qui part à la recherche du bouclier, d’abord sur les traces d’Ulysse puis sur celles d’Agamemnon, en s’appuyant sur les textes homériques, est intéressante à analyser car elle nous évoque ce qu’a pu faire Henrich Schliemann à la recherche du site de Troie et du tombeau d’Agamemnon à Mycènes (notons qu’il a également fait des fouilles à Ithaque, là où commence notre aventure). L’article de Bernard Sergent sur « Mythologie et histoire en Grèce ancienne » (Dialogues d’histoire ancienne, vol. 5, 1979. p. 59-101) offre quelques réflexions particulièrement pertinentes dans le contexte de cette quête d’Arbacès, alors même qu’Alix tempère pour sa part l’émerveillement d’Enak (qui confond « légende » et « vérité historique » après avoir entendu Alix lire comment furent forgées les armes d’Achille), comme on le voit dans le bandeau qui suit immédiatement le récit secondaire :
Alix t. 42. Le Bouclier d’Achille de Marc Jailloux et Roger Seiter, d’après Jacques Martin
© Casterman 2023, p. 7.
Ainsi Bernard Sergent écrit-il : « Lorsque Schliemann considérait Agamemnon, Hélène et Achille comme des personnages historiques, il se fondait sur la proximité temporelle qu’il supposait entre l’Iliade et les événements qui y sont signalés. Ce faisant, il négligeait la tradition ultérieure, unanime, qui fixait la Guerre de Troie plusieurs siècles avant le début de l’histoire écrite, plusieurs siècles même avant Homère. » (p. 65) Faut-il pour autant bannir tout lien entre mythes et Histoire ? Bernard Sergent répond par la négative, tout en expliquant bien en quoi il y a porosité : « la mythologie grecque est bien une mythologie, elle appartient à l’ordre du discours, mais parfois ces discours portent sur de l’Histoire. » (p. 71). Il poursuit : « la mythologie se situe sur un plan extérieur à l’Histoire, elle n’est pas susceptible en conséquence d’être lue comme un discours retraçant des événements authentiques. Par elle-même, la mythologie ne peut donner prise qu’à une analyse propre dont la nature s’intègre dans l’ensemble des sciences symboliques. […] Il n’empêche pourtant que toute mythologie, par la force des choses, enregistre quelques fragments d’histoire, et il apparaît que la mythologie grecque, singulièrement, est d’une très grande richesse en “souvenirs” historiques. » (p. 80). Il définit alors le cadre dans lequel ces liens peuvent être parfois pertinents : « Dès lors qu’il est reconnu que la mythologie contient de l’Histoire, rien n’empêche, à condition de ne pas se prendre au jeu, de faire l’hypothèse de travail que tout élément de la mythologie est historique. C'est utiliser la mythologie comme corpus d’indications potentielles. Il ne s’agit <pas> là de bâtir directement de l’Histoire à partir de la mythologie, mais de supposer de l’Histoire : le travail consiste évidemment ensuite à vérifier l’induction. » (p. 80)
C’est la démarche d’Arbacès qui va à Ithaque essayer de trouver le tombeau d’Achille, comme Schliemann a cherché Troie, en s’appuyant sur des realia grâce à des fouilles archéologiques très sommaires (mais directement fructueuses…). Après avoir atteint « le site de l’ancien palais des rois d’Ithaque… » (p. 4), avoir déambulé dans des ruines « dans un état bien pire que ce qu[’il] imaginai[t] » (ibid.), avoir déterminé ce qui devait être « l’ancienne salle royale » (ibid.), il peut s’exclamer triomphalement : « C’est ici ! D’après le parchemin, la cache se trouve sous le trône. » (ibid.) Il découvre alors, dès cette deuxième planche de l’album, des tablettes d’argile stockées dans une jarre, dissimulée dans la cavité, ainsi qu’un poignard, qu’il décide de conserver car « être en possession d’une arme ayant probablement appartenu au légendaire Ulysse ne pouvait que flatter son orgueil et sa soif de gloire » (p. 38). L’arme se révèlera, à la fin de l’aventure, être la clé pour ouvrir le tombeau d’Achille et Patrocle à Mycènes, par son insertion dans le bas-relief, très exactement au centre du dessin du bouclier tenu par Achille sur son char. Donc là encore, « croire » en la légende permet spontanément à Arbacès d’accéder à la tombe. La conclusion de Bernard Sergent sera donc aussi celle que l’on appliquera à la démarche d’archéologue amateur (et plus exactement de pilleur de tombe…) d’Arbacès : « Au plan méthodologique, il s’ensuit qu’on ne saurait manier la mythologie, pour en tirer de l’Histoire, qu’avec la plus extrême prudence : elle n’est pas pour cela un matériel fiable. Mais si, en revanche, on en veut tirer un éclaircissement d’une circonstance attestée historiquement, mais obscure (telles la destruction de Troie VII b ou l’apparition des porteurs de la langue dorienne dans le Péloponnèse), ou y trouver la suggestion d’une recherche, dans ces limites étroites, elle est pleinement utilisable : car elle constitue, entre autres, et ici avant tout, un prodigieux réservoir de connaissances. » (p. 86)
Revenons maintenant aux tablettes que découvre Arbacès sur l’île d’Ithaque. Elles sont présentées comme écrites en « grec archaïque » (p. 16) mais dans une écriture inconnue du marchand d’art grec Politès, qui accompagne Arbacès sur l’île. Ce dernier évoque lui-même sa difficulté à « déchiffrer certains mots. On dirait que cela parle d’Achille » (ibid.) ; le berger Hermion, qui réussit à en subtiliser quelques-unes (p. 5) est lui aussi « incapable de les lire » (ibid.). Il existe toutefois dans l’album trois personnages qui, grâce à la transmission de maître à élève, sont capables de lire le texte et d’en comprendre le contenu (deux choses très différentes…) car Oratis a été l’élève d’un prêtre médecin du sanctuaire d’Asclépios à Épidaure. La transmission de cette connaissance s’arrêtera avec l’assassinat d’Onias et de son nouveau et jeune disciple par Arbacès, une fois qu’il les aura forcés tous deux à lui transmettre la traduction des tablettes en sa possession. La fiction met donc en scène l’extinction progressive de la connaissance de cet état antérieur de la langue grecque, avec un alphabet spécifique, que les personnages hellénophones non initiés ne peuvent déchiffrer.
Alix t. 42. Le Bouclier d’Achille de Marc Jailloux et Roger Seiter, d’après Jacques Martin
© Casterman 2023, p. 16.
Et l’on peut aller plus loin, même si la série n’utilise pas le terme, en déterminant que ce « grec archaïque » avec alphabet spécifique transcrit sur tablettes doit logiquement être du linéaire B (ou grec mycénien), dont la connaissance s’est effectivement perdue au fil du temps et qui a été déchiffré par Michael Ventris au milieu du xxe s. Le linéaire B est une écriture syllabique, qui « n’a pas laissé de traces postérieures aux environs de l’an 1150, c'est-à-dire peu de temps après la date traditionnelle de la guerre de Troie » (Jean Irigoin, « Les Grecs et l’écriture. Quelques jalons », dans Corps écrit, 1 : L’écriture, 1982, p. 33 [p. 31-38]) donc son association au personnage d’Ulysse est pertinente dans notre fiction. Toutefois, les tablettes qui sont fortuitement parvenues jusqu’à nous (par exemple, lorsque l’argile a cuit lors d’un incendie, ce qui a permis de les conserver) ne permettent pas d’y retrouver des textes aussi élaborés que ce qui est prêté à ce support dans la bande dessinée : leur utilisation était plutôt à visée administrative. En voici un exemple :
Photographie : Christian Vandendorpe — Travail personnel, CC BY-SA 4.0,
https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=9432564
Nous renvoyons à l’étude de Jan Driessen sur « Homère et les tablettes en linéaire B. Mise au point », L’Antiquité classique, Tome 61, 1992. p. 5-37 pour des informations plus poussées sur le sujet. Il nous semble toutefois intéressant de relever un élément mentionné dans l’article (p. 36) : « pas moins de 58 noms rencontrés dans les tablettes en linéaire B peuvent être mis en équation avec des anthroponymes homériques trouvés tant du côté des Grecs que du côté des Troyens. » (p. 36) L’un des exemples cités ensuite par J. Driessen est A-ki-re-u (Achille). Donc même si la bande dessinée embellit pour des raisons scénaristiques évidentes le contenu possible des tablettes, il est amusant de constater, du point de vue des données archéologiques, qu’il existe bien au moins une tablette avec l’anthroponyme Achille écrit dessus.
Dans cet album, vous apprendrez qui étaient les Myrmidons et leur lien avec Achille grâce à cette discussion entre Alix et Oratis :
Alix t. 42. Le Bouclier d’Achille de Marc Jailloux et Roger Seiter, d’après Jacques Martin
© Casterman 2023, p. 31.
Après une première mention des Myrmidons (p. 17) par l’hoplite, qui lit sur une des tablettes qu’ils ont pour mission de « garde[r] pour l’éternité » le tombeau d’Achille, la discussion entre les deux personnages permet en effet au lecteur de découvrir le mythe des Myrmidons (du moins l’une des versions de sa création).
Μυρμιδόνες est un dérivé de μύρμηξ « la fourmi » et le terme désigne dans l’Iliade le peuple thessalien dont Achille était le roi et qui avait comme ancêtre Myrmidon, fils de Zeus et d’Euryméduse. Ils avaient la réputation d’être de puissants soldats, combattant en nombre comme les fourmis et c’est pour cela qu’ils accompagnèrent Achille et Patrocle à Troie. Pourtant, par une évolution de sens étonnante en français, le nom commun « myrmidon », écrit aussi alors « mirmidon », a fini par désigner une « personne de petite taille, insignifiante et sans valeur, voire prétentieuse, ridicule, et qui veut paraître supérieure », selon la définition du TLFi, comme si l’on n’avait plus retenu du mythe que la taille dérisoire de la fourmi et non la valeur du combattant. C’est en ce sens que Sganarelle emploie chez Molière le mot, dans sa réplique de « faiseur[…] de remontrances », à Don Juan (acte I, sc. 2) : « petit vers de terre, petit mirmidon ». Le mot s’est donc transformé comme les Éginètes, qui de fourmis sont devenus humains.
Ovide raconte en effet, dans les Métamorphoses (VII, 622-660), comment Éaque, roi d’Égine, obtint de son père Zeus que les fourmis qu’il voyait sous un chêne (issu d’un gland du sanctuaire de Dodone) soient transformées en hommes pour repeupler son royaume ravagé par une épidémie provoquée par Héra, encore une fois en colère contre son époux volage).
Hic nos frugilegas adspeximus agmine longo
Grande onus exiguo formicas ore gerentes
Rugosoque suum seruantes cortice callem.
Dum numerum miror : « Totidem, pater optime, » dixi,
« Tu mihi da ciues et inania moenia supple. »
Intremuit ramisque sonum sine flamine motis
Alta dedit quercus ; pauido mihi membra timore
Horruerant, stabantque comae ; tamen oscula terrae
Roboribusque dedi nec me sperare fatebar ;
Sperabam tamen atque animo mea uota fouebam.
Nox subit et curis exercita corpora somnus
Occupat ; ante oculos eadem mihi quercus adesse
Et ramis totidem totidemque animalia ramis
Ferre suis uisa est pariterque tremescere motu
Graniferumque agmen subiectis spargere in aruis ;
Crescere quod subito maius maiusque uidetur
Ac se tollere humo rectoque assistere trunco
Et maciem numerumque pedum nigrumque colorem
Ponere et humanam membris inducere formam. (v. 624-642)
[…]
Myrmidonasque uoco nec origine nomina fraudo.
Corpora uidisti ; mores, quos ante gerebant,
Nunc quoque habent ; parcum genus est patiensque laborum
Quaesitique tenax et quod quaesita reseruet. (v. 654-657)
Là, je vis alors par milliers la fourmi diligente, traînant avec effort le grain qu’elle avait ramassé, et suivant, dans les rides de l’écorce, de longs et pénibles sentiers. J’en admire le nombre, et je m’écrie : « Ô père des humains, donne-moi pour repeupler cette île déserte un peuple égal en nombre à ces fourmis » ! Alors le chêne robuste s’ébranle, et de ses rameaux qui s’agitent dans le calme des airs, semble sortir une voix inconnue. D’une subite horreur mes sens sont saisis. Mes cheveux se hérissent. Je baise la terre et le chêne avec respect. Je n’ose m’avouer que j’espère : j’espère cependant ; une confiance secrète accompagne mes vœux.
La nuit a déployé ses voiles. Le sommeil bienfaisant fait oublier les peines du jour. Je crois voir ce même chêne devant mes yeux. C’était le même nombre de rameaux, le même nombre de fourmis, le même mouvement dont l’arbre fut agité. Il faisait pleuvoir autour de lui des légions de ces insectes laborieux que je vis, par degrés, croître, grandir, se lever de la terre, se redresser, perdre leur maigreur, le trop grand nombre de leurs pieds, leur couleur obscure, et revêtir une figure humaine. […]
Je les nomme Myrmidons, et ce nom indique assez leur origine. Vous les avez vus. Ils ont conservé les mœurs qu’ils avaient dans leur première nature. C’est une race économe, patiente dans le travail, ardente pour acquérir, et soigneuse de conserver.
Strabon donne, quant à lui, une autre version dans un passage des Geographica (VIII, 6, 16) consacré à l’île d’Égine, en rejetant dans le premier mouvement de sa phrase la tradition mythique portée par Ovide, au profit d’une interprétation plus rationnelle des éléments de leur histoire :
Μυρμιδόνας δὲ κληθῆναί φασιν οὐχ ὡς ὁ μῦθος τοὺς Αἰγινήτας, ὅτι λοιμοῦ μεγάλου συμπεσόντος οἱ μύρμηκες ἄνθρωποι γένοιντο κατ´ εὐχὴν Αἰακοῦ, ἀλλ´ ὅτι μυρμήκων τρόπον ὀρύττοντες τὴν γῆν ἐπιφέροιεν ἐπὶ τὰς πέτρας ὥστ´ ἔχειν γεωργεῖν, ἐν δὲ τοῖς ὀρύγμασιν οἰκεῖν φειδόμενοι πλίνθων.
« On prétend que les Aeginètes ont été appelés d’abord Myrmidons : ce n’est pas, comme le dit la Fable, qu’à la suite d’une terrible famine et sur le vœu d’Aeaque toutes les fourmis de l’île aient été changées en hommes, mais c’est qu’apparemment les premiers habitants s’étaient mis, comme les fourmis, à fouir le sol, et qu’après avoir étendu sur la roche l’humus ainsi extrait pour avoir un peu de terre à cultiver, ils s’étaient, par économie, et pour ne pas avoir à faire la dépense de briques, logés dans ces excavations. »
Il existe même une troisième version de la légende, rapportée par Servius, dans son Commentaire de l’Énéide à propos du terme formicae appliqué aux Troyens en IV, 402. Myrmex, une jeune Athénienne, fit croire qu’elle avait inventé la charrue, alors que c’était une création d’Athéna. Pour la punir, la déesse la transforma alors en fourmi ; mais, plus tard, Zeus la changea à nouveau en être humain, elle et tout le peuple des fourmis.
La réplique d’Alix montre donc que le scénariste a choisi de suivre la tradition ovidienne. De fait, les Myrmidons de cet album composent une troupe nombreuse et secrète d’hommes, vêtus de noir tels des fourmis et porteurs d’une broche représentant l’insecte pour tenir leur manteau. Pour avoir contribué à préserver le tombeau d’Achille et avoir accepté de garder le secret de sa localisation, Alix reçoit à la fin de l’aventure, en cadeau de leur chef Kalchas, l’une de ces broches : « tu es un des seuls humains à avoir combattu avec le glaive d’Achille. Cela fait presque de toi un des nôtres. » (p. 47)
Alix t. 42. Le Bouclier d’Achille de Marc Jailloux et Roger Seiter, d’après Jacques Martin
© Casterman 2023, p. 43 et 48.