Albums – La Bibliomule de Cordoue

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Des chroniques sur les bandes dessinées en lien avec l'Antiquité sous la plume de Julie Gallego, agrégée de grammaire et maîtresse de conférences de latin à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour.

La Bibliomule de Cordoue
de Wilfrid Lupano (scénario), Léonard Chemineau (dessins) et Christophe Bouchard (couleurs)
,
Dargaud, novembre 2021.
Version papier exclusive : 35 € (264 pages).

Image : Couverture de Bibliomule

Chemineau, Lupano © Dargaud Benelux (Dargaud-Lombard s.a.), 2022

 

La bande dessinée La Bibliomule de Cordoue est le fruit réussi de la collaboration entre le célèbre scénariste Wilfrid Lupano (auteur notamment du grand succès des Vieux Fourneaux), le dessinateur Léonard Chemineau et le coloriste Christophe Bouchard. Ce roman graphique de 264 pages publié chez Dargaud est présenté par l’éditeur comme une « fable historique savoureuse […] [qui] fait écho aux conflits, toujours d’actualité, entre la soif de pouvoir et la liberté qu’incarne le savoir. » Il a reçu des critiques très élogieuses, que ce soit de la part de spécialistes de BD ou d’historiens, qui ont salué aussi bien la rigueur de la documentation scientifique mise au service d’un scénario bien construit, captivant et dynamique, que l’énergie et la beauté du dessin et des couleurs. La postface de six pages, servant de caution scientifique éditoriale et offrant un prolongement érudit pour les lecteurs, est d’ailleurs signée par l’un des spécialistes du califat omeyyade de Cordoue, Pascal Buresi[1]. La Bibliomule de Cordoue est ainsi l’histoire de la transmission fragile, aléatoire et périlleuse du savoir, de l’Antiquité gréco-romaine jusqu’à nos jours, et du rôle joué par les traductions en arabe dans la conservation de certaines connaissances. Mais, comme Lupano lui-même l’explique dans un entretien accordé au site Cases d’Histoire, « c’est aussi une histoire de réfugiés, d’instrumentalisation de la religion à des fins politiques… ».

Par une mise en abyme évidente, l’objet-livre qu’est cette Bibliomule, qui nous raconte le sauvetage désespéré de quelques livres promis à un autodafé, est lui-même d’abord un beau livre aux couvertures épaisses et cartonnées, à la tranche bleue, au dos rehaussé d’inscriptions dorées, que rappelle le jaune de la tranchefile et du signet tissé. Les pages de garde avec des motifs entremêlent végétaux et animaux, parmi lesquels un âne : il annonce le rôle-clé de la mule anonyme du mot-valise du titre, qui permettra la diffusion de la culture à travers les siècles. Le lecteur qui tient entre les mains le livre – qui n’existe pas en version numérique… et l’épilogue permet de comprendre pourquoi – devient de fait le chaînon final de ce qui lui sera donné à lire comme une « ode aux livres et à celles et ceux qui en assurent la création et la préservation », pour reprendre l’expression judicieuse de Mathilde Rivière dans le magazine Culturius. Et puisque La Bibliomule par ses atours précieux et son contenu se métamorphose en un livre qui aurait pu figurer dans la liste des ouvrages à brûler, le lecteur devient à son tour l’un de ceux à qui est confiée la préservation du savoir. La BD évoque en effet la question des transferts culturels lors de la conquête arabo-musulmane de la péninsule ibérique, transfert dont la vieille mule, qualifiée par Marwan de « pire mule de l’histoire de l’humanité » (p. 32), est la métaphore de la lenteur, de la difficulté et des hasards.

Dans ce roman graphique, les trois personnages principaux de la copiste Lubna, du voleur (et ancien copiste) Marwan et de l’archiviste en chef Tarid entretiennent des rapports variés avec la culture gréco-latine antique. Pour la très grande majorité des gens qu’ils croisent dans leur périple, elle ne représente plus rien parce que d’abord, comme le dit Lubna, « pour pouvoir penser, l’esprit doit être libre et en paix. » (p. 201). La culture en général (et pas simplement gréco-latine) est sacrifiée au profit du gain financier, permettant de se nourrir (parfois juste pour survivre en ce qui concerne la vieille femme aux figues et son petit-fils) ou de s’enrichir (pour les voleurs ou les Vikings). Mais elle est sacrifiée aussi au profit du pouvoir (c’est le choix fait par le vizir, pourtant ancien scribe, qui a décidé la mise en œuvre de l’autodafé et qui préfère désormais l’épée au calame). Les livres n’ont plus de valeur alors pour leur contenu intellectuel mais pour le « contenant » qu’ils sont : ils sont démontés, voire « démembrés », par les voleurs pour pouvoir récupérer les pierres précieuses serties dans les couvertures (Tarid, qui les voit comme un organisme vivant, dit même qu’ils ont été « écorchés », p. 204). Les hommes n’agissent bien souvent guère différemment de la vieille mule qui passe son temps à vouloir manger le volume d’Al-Khuwarizmi (je ne vous gâcherai pas la lecture de l’album en dévoilant ici pourquoi !).

Le jeune voleur Marwan avait eu toutes les peines du monde à apprendre le grec lorsqu’il n’était qu’un jeune copiste sous les ordres de Tarid. L’apprentissage de la langue ancienne a été perçu comme une torture inutile par cet enfant aussi « fainéant[…], indiscipliné[…] et roublard[…] » (p. 58) que la mule qu’il va voler plus tard, comme le lui fait sournoisement remarquer Tarid. Il faudra à Marwan accomplir un parcours initiatique, au fil de son cheminement avec la mule et ses compagnons, pour se réapproprier les bienfaits de la littérature antique et pour la défendre vaillamment face aux Vikings, pour en vanter la valeur et sauver ainsi des textes traduits du grec. Les premières réactions que la fiction prête au jeune Marwan apprenant le grec (p. 62 et 67) sont cohérentes car à cette époque les œuvres grecques peinent à être comprises en langue originale, une fracture se crée et la traduction arabe, perse ou syriaque devient la solution la plus aisée pour accéder à la pensée grecque parce que la connaissance de la langue grecque se perd. Comme l’écrivent Christian Jambet et Jean Jolivet dans leur article « Islam (La civilisation islamique) - La philosophie », dans l’Encyclopædia Universalis, « les premiers traducteurs d’œuvres grecques, ceux dont le travail est le plus directement important pour l’histoire de la philosophie, transposaient en syriaque et/ou en arabe les ouvrages écrits en grec ; par la suite, la connaissance de cette langue s’éteignit et les traductions en arabe se firent souvent à partir des traductions syriaques. » Marwan incarne la génération qui suit celle de Tarid, avec une déperdition irrémédiable de la connaissance de la langue grecque à laquelle il n’a pas trouvé autant d’attrait que son aîné, qui n’eut d’ailleurs la chance d’apprendre le grec que par un concours de circonstances. Mais Marwan saura à la fin, face aux Vikings (p. 238), vanter intelligemment l’intérêt supérieur d’une traduction de Dioscoride faite directement du grec. Il se permettra même de jouer les experts devant le chef des Vikings en commentant d’abord avec beaucoup d’imagination l’absence de traduction latine du Livre de l’addition et de la soustraction d’après le calcul indien d’Al-Khuwarizmi (par manque de temps et en dépit de la demande de l’Empereur de Constantinople, ajoute-t-il avec ingéniosité) ; puis en faisant semblant de déplorer la traduction approximative des noms des plantes dans l’exemplaire de Dioscoride dont dispose Bagdad, ce qui ne peut manquer de faire sourire le lecteur qui connaît son niveau réel en grec, critiqué par Tarid auparavant. En effet, lorsque toute la petite troupe était réfugiée dans une grotte pour échapper à une forte pluie et que Marwan suggérait de laisser les livres cachés, Tarid n’avait pas pu s’empêcher de signaler l’ironie tragique et le paradoxe de leur situation, pour qui connaît le célèbre « mythe de la caverne » du livre VII de la République : « si tu avais bossé un peu ton grec et lu Platon, tu comprendrais ce qu’il y a d’idiot à vouloir dissimuler le savoir au fond d’une caverne. » (p. 130). Mais le jeune homme ne comprend même pas de quoi lui parle son ancien maître !

Et c’est bien l’eunuque Tarid, sauvé à plusieurs reprises par sa connaissance du latin et du grec, qui incarne la figure accomplie du lettré en qui cohabitent toutes les cultures : son identité culturelle, religieuse et sexuelle est multiple et il a connu plusieurs vies, aurait pu mourir plusieurs fois. Il a commencé comme simple copiste mais, après avoir été remarqué par le Calife, il a fini archiviste en chef de la grande bibliothèque de Cordoue. Deux flash-back (durant lesquels Tarid raconte son enfance à Marwan et Lubna) nous permettent d’apprendre dans quelles conditions il a appris le grec et le latin et est devenu eunuque, et comment les langues anciennes lui ont permis d’intégrer la bibliothèque jusqu’à en devenir l’archiviste en chef. Le récit en flash-back que Tarid fait de son enfance, pour expliquer à Marwan pourquoi il a déliré en latin, durant les jours où il luttait pour survivre à une grave blessure (p. 204), dévoile au lecteur les conditions dans lesquelles Tarid a appris les langues anciennes (et la Bible) auprès de quatre moines errants, aussi exigeants qu’optimistes sur l’importance de l’instruction pour déchirer les ténèbres. Il a ainsi été trouvé tout jeune dans la neige par ces moines mendiants, d’anciens copistes rendus aveugles par des heures de dur labeur et « condamnés à l’errance » (p. 206) en raison de la destruction de leur abbaye par les Normands. Tarid explique alors comment, chaque jour, ses protecteurs l’obligeaient à apprendre le latin et le grec en usant de méthodes originales et… de coups de bâton (p. 207-209). On voit à la p. 208, en gros plan, une main, abîmée par les ans, tracer quelques mots en grec, que l’on peut identifier comme un extrait des Caractères de Théophraste (Dissertatio, XXXVIII, 7). Cette écriture en creux que doit produire l’enfant pour être évalué rappelle un passage du Protagoras de Platon (326 d) et le texte du premier livre de l’Institution oratoire de Quintilien (I, 1, 27), où il conseille de tracer des sillons sur une tablette de cire pour que soit guidé le stylet du jeune enfant qui apprend l’écriture. Ici, les creux de l’écriture de Tarid guident les moines aveugles dans leur lecture, comme le relief de l’écriture en braille pourrait le faire. La mise en scène d’une leçon d’écriture grecque est suivie de celle de l’évaluation (faite par un tiers anonyme) d’un texte en latin recopié par l’enfant. Ces planches sont données non comme des épisodes uniques mais comme des moments répétés dans la vie de l’enfant. Le texte que contient la bulle de parole du 4e bandeau de la p. 209 permet de transcrire, par la lecture « visible » du tiers, les nombreuses fautes de copie de Tarid, particulièrement fâché, semble-t-il, avec la calligraphie du « s ». Le dernier de ses protecteurs lui adresse un ultime conseil avant de mourir : « Apprends bien ton latin. Soigne tes “s”… Ne néglige pas ton… …grec » (p. 210). La formation qu’ils ont dispensée par pure humanité sauve ultérieurement de la potence cet enfant trouvé ; Tarid évite la pendaison pour vol mais est vendu comme eunuque lettré, après avoir été violemment castré. À deux reprises, les langues anciennes lui sauvent la vie parce qu’il clame son savoir : « je fis valoir que je savais le latin et le grec » (p. 211), « J’étais devenu un jeune eunuque en bonne santé, je savais le latin et le grec » (p. 213). Les moines avaient donc raison : grec et latin (et non la foi) furent pour lui la lumière qui brisa les ténèbres, en lui ouvrant le chemin vers la grande bibliothèque de Cordoue.

Dans un autre flash-back racontant la jeunesse de Tarid, on va trouver du latin mais ce latin n’est pas prononcé par notre eunuque ; il est présenté comme un latin qui serait assumé par un narrateur externe anonyme. Il apparaît dans une tapisserie fictive pour commenter l’histoire en images du roi Sanche Ier, déchu du trône par la noblesse de León parce que son obésité l’empêchait de monter à cheval (p. 132). Par le type de dessin et la continuité des images (sans découpage en cases), ces deux bandes ressemblent à un extrait de la tapisserie de Bayeux (qui constitue une référence visuelle immédiate pour le public francophone) et cette sorte de mini-BD archaïque crée une mise en abyme. Le latin se limite à quelques mots-clés : on a l’occasion (ad proelium), le lieu (de solio Leon), le personnage (Sanche rex) puis son association à sa gourmandise (panum rex, forme tardive de génitif pluriel pour panium) et un commentaire pseudo-scientifique gravitas lex (on attendrait plutôt d’ailleurs le génitif gravitatis pour traduire l’expression moderne de la « loi de la gravité »). L’allitération rex/lex crée en outre un parallélisme puis une sorte d’équivalence, comme si la chute du roi devenait inévitable. Ce faux document historique est bien sûr à visée humoristique ; il sert aussi à réintégrer la petite histoire de la « bibliomule » dans la grande Histoire, par le biais d’une anecdote imaginaire reliant Tarid et le roi, autour de leur grand appétit commun.

Les liens avec la culture antique (et plus exactement avec la philosophie et la médecine grecques) sont surtout faits dans la BD, à plusieurs reprises, autour d’une part des figures d’Aristote et d’Al-Jahiz le globuleux, qui ont tous deux écrit sur les animaux ; et d’autre part pour les questions d’anatomie, de médecine et de pharmacopée, autour des figures d’Hippocrate de Cos, de Dioscoride et de Galien[2], qui ont inspiré, avec Platon, le savant et médecin perse Razi[3], dont Lubna connaît si bien Le livre pour qui ne peut pas voir le médecin (p. 183) qu’elle peut en chercher les ingrédients pour sauver la vie de Tarid (blessé par les voleurs) et de la mule (attaquée par des loups). Encore une fois, un livre sauve la vie de Tarid, qui s’efforce constamment de transmettre, le plus souvent en vain, en quoi la lecture de telle œuvre de tel auteur élève l’esprit.

Une double-page très intéressante (p. 76-77) met ainsi en scène la manière dont se sont créés les liens étroits entre l’œuvre d’Aristote et celle Al-Jahiz le globuleux. L’exemple donné est celui du Livre des animaux et il permet à Tarid d’expliquer à Marwan (et au lecteur) le principe du doute scientifique, qui n’exclut pas pour autant le respect de l’œuvre antique : « On doit douter de tout, tout le temps, et surtout de ses propres observations et impressions. Lui-même a mis en doute l’enseignement d’Aristote, alors qu’il le vénère. Il le pousse dans ses retranchements, fait des recoupements. Ne prends rien pour acquis. Rien. » (p. 76) On trouve l’application de ce principe théorique plus loin. L’archiviste rapproche en effet, dans une autre séquence, le pré-socratique Anaximandre de Milet du poète andalou Abd Rabbih, l’auteur du Collier unique, qui vécut un siècle avant notre histoire. Mais la démonstration de la valeur d’un livre à son contenu (le savoir) plutôt qu’à son contenant (les couvertures ornées de pierres précieuses) provoque l’hilarité de son auditoire (le jeune garçon et sa grand-mère qui vendent des figues pour survivre), lorsque Tarid tente la lecture d’un passage qui fait du poisson l’origine de l’homme. L’extrait donné par Tarid est très proche de ce passage d’Hippolyte de Rome (ier s. apr. J.-C.), tiré des Philosophumena ou Réfutation de toutes les hérésies (I, 6) : « Les créatures vivantes naquirent de l’élément humide, quand il eut été évaporé par le soleil. L’homme était, au début, semblable à un autre animal, à savoir à un poisson. » Marwan est consterné et ne peut s’empêcher de signaler que cela n’a aucun sens et qu’en outre cela va à l’encontre des préceptes religieux, p. 163). Mais Tarid, appliquant le principe du doute scientifique d’Al-Jahiz, défend la nécessité de ne pas exclure l’hypothèse d’Anaximandre (p. 162), trouvant même un argument dans le fait que le fœtus in utero vit dans le liquide amniotique.

Dans cet album, vous apprendrez grâce à Tarid comment étaient créées certaines encres des manuscrits. Il va en effet s’appuyer sur un passage d’Hippocrate pour faire une leçon de botanique à Marwan sur le κηκίδιον, ou galle du chêne, au hasard du passage d’une mouche (ἡ κηκίς, -ῖδος désignant aussi plus globalement une excroissance). Mais Lupano n’insère pas une digression sur la botanique pour elle-même : ce qui compte, c’est que l’anecdote a toute sa place par rapport au fond de l’histoire qui est la transmission difficile et aléatoire des savoirs. Tarid explique en effet que la galle du chêne broyée est un ingrédient majeur pour fabriquer l’encre la plus stable qui existe[4]. La transmission des œuvres est fragile puisque l’utilisation d’une autre encre peut en faire disparaître le contenu, quand bien même on aurait sauvé le « contenant » qu’est le livre. Mais lire La Bibliomule de Cordoue, c’est continuer cette chaîne fictionnelle de la connaissance.

 

[1] Pascal Buresi est directeur de recherche au CNRS, directeur d’études à l’EHESS et coordinateur scientifique d’un projet européen consacré à l’islam. Sur la période où se déroule l’histoire de la Biliomule, voir son article « Califat omeyyade de Cordoue - (repères chronologiques) », Encyclopædia Universalis.

[2] Hippocrate de Cos (ve s. av. J.-C.), Dioscoride Pedanius (médecin militaire sous Néron donc ier s. av. J.-C., venu à Rome et qui écrivit en grec) et Galien (iie s. apr. J.-C.).

[3] Christian Jambet, Jean Jolivet (ibid.) font état de l’influence de Galien et de Platon sur Razi dans leur article cité plus haut sur la philosophie islamique dans l’Encyclopédie Universalis.

 

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