Des chroniques sur les bandes dessinées en lien avec l'Antiquité sous la plume de Julie Gallego, agrégée de grammaire et maîtresse de conférences de latin à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour.
La Femme corneille : enquête sur le monde caché des oiseaux noirs
de Camille Royer et Geoffrey Le Guilcher,
Futuropolis, février 2023.
Une fois n’est pas coutume, l’album sélectionné pour cette chronique ne se déroule pas dans l’Antiquité. Mais une partie de ce qui y est raconté tisse toutefois un lien étroit et fascinant entre un texte littéraire antique et le monde scientifique moderne.
Dans cette bande dessinée documentaire, les auteurs racontent l’histoire de Marie-Lan, qui se prend de passion pour les corneilles parisiennes, après une rencontre fortuite (en jouant à Pokémon GO !) avec un professeur du Muséum national d’histoire naturelle, Frédéric Jiguet, spécialiste des corvidés et rédacteur également de la postface de l’ouvrage (comme caution scientifique). La couverture, belle et énigmatique, accroche le regard de qui déambule devant les vitrines ou dans les rayons d’une librairie. La corneille et la jeune femme ne forment plus apparemment qu’un personnage unique, celui du titre de l’album dont Camille Royer assure les dessins et les couleurs, en collaboration avec Geoffrey Le Guilcher pour les textes.
Beaucoup de lecteurs vont découvrir à la fois l’intelligence des corneilles mais aussi leur mode de vie en communauté, leur adaptation à l’environnement urbain et surtout – et c’est en cela que se fait le lien avec l’Antiquité – comment une fable ésopique sert encore de nos jours de cadre à une expérience scientifique.
Aux pages 18 et 19 est en effet mis en images le récit d’une expérience avec un corbeau qui va utiliser plusieurs outils successifs pour récupérer de la nourriture (qui était avant cela inaccessible), le tout constituant « un casse-tête en huit étapes [à] réaliser dans un ordre bien précis ». La démarche réflexive attendue du corvidé est celle qui est racontée dans la fable « De la corneille et de la cruche » citée en fil rouge dans l’album. Le texte de la fable, réparti tout au long dans la bande dessinée sans que le chapitrage soit explicite, reprend les différentes étapes du schéma narratif de l’histoire ; et un changement spatio-temporel est systématiquement mis en place après insertion de la phrase d’Ésope, avec ellipse d’événements non pertinents dans l’économie de la narration :
La corneille, ayant soif, trouva par hasard une cruche
où il y avait un peu d’eau ; mais comme la cruche était trop profonde,
elle n’y pouvait atteindre, pour se désaltérer. (p. 22)
Elle essaya d’abord de rompre la cruche avec son bec… (p. 46)
… mais n’en pouvant venir à bout,
elle s’avisa d’y jeter plusieurs petits cailloux… (p. 66)
… qui firent monter l’eau jusqu’au bord de la cruche. (p. 84)
Alors elle but tout à son aise… (p. 104)
SENS MORAL
On obtient par la* sagesse et par la* bonne conduite,
ce que l’on n’aurait pu obtenir par la violence et par la force. (p. 112)
Ésope, la Corneille et la Cruche,
traduction de Jean-Baptiste Morvan de Bellegarde, 1784.
*sa dans la traduction originale de Bellegarde.
Cette traduction de l’abbé de Bellegarde (1648-1734) correspond à la fable CIII ; elle est suivie dans l’édition de 1784 d’un long développement sur le « SENS MORAL » de l’apologue (p. 268-270) dont Royer et Le Guilcher ne reprennent que la première phrase afin de « conclure » le récit par une formule faisant office de courte morale traditionnellement attendue par les lecteurs après ou avant la fable (et fréquente chez Ésope, avec des formules comme Ὁ λόγοϛ / μῦθοϛ δηλοῖ ὅτι ou un simple Οὕτω(ϛ) en ouverture de phrase).
Avant chaque insertion des six parties du texte, la page impaire qui précède illustre en pleine page le contenu de la fable (voir montage ci-dessous). La démarche scientifique moderne de Marie-Lan (la « femme corneille » du titre et de la couverture) et des autres « corneillistes » est donc racontée, explicitée petit à petit, par le biais de ces allers-retours vers la fable ésopique comme texte fondateur, comme palimpseste pour l’album. Cet « Esop test » est analysé par Frans de Waal, dans Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre l’intelligence des animaux ? (version eBooks, Les Liens qui Libèrent, 2016, chap. 3 « Vagues cognitives », p. 186-187) :
Cet exploit paraissait invraisemblable, mais aujourd’hui il a été reproduit en laboratoire. La première expérience a été effectuée avec des freux, corvidés qui n’utilisent pas d’outils dans la nature. On leur a montré un tube vertical rempli d’eau avec des vers de farine flottant juste hors de leur portée. Il fallait que le niveau monte pour que le freux atteigne ce mets délicieux. La même expérience a été menée avec des corbeaux de Nouvelle-Calédonie, connus pour être des experts en outils. Confirmant le dicton « la nécessité est mère de l’invention » ainsi que, des milliers d’années plus tard, l’histoire d’Ésope, les deux espèces de corbeaux ont réussi le test du vers flottant en élevant le niveau de l’eau dans le tube grâce à des cailloux.
La Femme corneille de Camille Royer et Geoffrey Le Guilcher ©️Futuropolis, 2023, p. 21, 45, 65, 83, 103 et 111.
Si l’on cherche le texte grec traduit par l’abbé de Bellegarde et reproduit dans La Femme corneille, on constate qu’il n’apparaît pas dans le recueil des Fables d’Ésope de la CUF (texte établi et traduit par Émile Chambry, 1927 pour la première édition). On trouve toutefois dans l’Anthologie Palatine 9, 272 (correspondant à la fable 390 dans l’index Perry) une fable en grec dont le contenu est assez proche ; elle est attribuée à Bianor, un poète du ier s. apr. J.‑C. (traduction de 1863 disponible sur le site Remacle)
Καρφαλέος δίψει Φοίβου λάτρις εὖτε γυναικὸς
εἶδεν ὑπὲρ τύμβου κρωσσίον ὀμβροδόκον,
κλάγξεν ὑπὲρ χείλους, ἀλλ’ οὐ γένυς ἥπτετο βυσσοῦ.
Φοῖβε, σὺ δ’ εἰς τέχνην ὄρνιν ἐκαιρομάνεις·
Χερμάδα δὲ †ψαλμῶν σφαῖρον πότον ἅρπαγι χείλει
ἔφθανε μαιμάσσων λαοτίνακτον ὕδωρ.
« Mourant de soif, un corbeau, serviteur d’Apollon, ayant vu sur la tombe d’une femme un vase avec de l’eau pour les lustrations, poussa un cri de joie en se posant sur les bords ; mais son bec n’atteignait pas le fond. Apollon, tu inspiras à l’oiseau un moyen ingénieux. Il introduit dans le vase des cailloux ramassés sur le sable, et bientôt de son bec avide il atteint les eaux dont les pierres ont élevé le niveau. »
Un élément attire toutefois l’attention : c’est le rôle du dieu Apollon, apparemment apte à inspirer aussi bien les corbeaux que la Pythie. Cette « intervention extérieure » rend moins marquante l’ingéniosité de l’oiseau et semble ruiner l’exploitation scientifique moderne de la fable visant traditionnellement à démontrer la capacité innée de l’animal à trouver une solution à un problème complexe (donc son degré d’intelligence).
Dans l’épigramme de Bianor, l’anecdote est associée à un autre corvidé que la corneille. C’est le cas aussi chez Plutarque (De sollertia animalium 10, 967a pour le texte grec et sa traduction)
ἄλλως δ᾽ ἂν ἐδόκει μῦθος, ὥσπερ ἡμῖν ἐδόκει τὸ τῶν ἐν Λιβύῃ κοράκων, οἳ ποτοῦ δεόμενοι λίθους ἐμβάλλουσιν ἀναπληροῦντες καὶ ἀνάγοντες τὸ ὕδωρ, μέχρι ἂν ἐν ἐφικτῷ γένηται
« Sans cela, nous le traiterions de fable comme ce qu’on raconte des corbeaux d'Afrique, qui, lorsqu'ils veulent boire et que l’eau est trop basse, y jettent des pierres pour la faire monter à une hauteur où ils puissent atteindre »
Élien (De natura animalium 2, 48) conclut la même anecdote par une formule intéressante qui met en avant un instinct naturel secret comme source du savoir « arcano naturae instinctu edocti… », une analyse qui n’apparaît pas chez Pline l’Ancien X, 60 (125), que nous citons dans son édition d’Émile Littré. En effet, comme Plutarque, il se limite aux faits :
Tradendum putauere memoriae quidam, uisum per sitim lapides congerentem in situlam monimenti, in qua pluuia aqua durabat, sed quae attingi non posset ; ita descendere pauentem expressisse tali congerie quantum poturo sufficeret.
« Des auteurs ont cru digne de mémoire le fait suivant : Un corbeau altéré fut aperçu jetant des pierres dans une urne funéraire, où de l’eau de pluie s’était amassée ; l’oiseau n’y pouvait pas atteindre, et il craignait de descendre au fond du vase. Par cet amas de pierres il fit monter assez l’eau pour boire. »
Chez ces trois auteurs, nulle intervention divine : il s’agit simplement de décrire le comportement de l’animal, qui est le seul acteur de l’histoire. C’est la tradition que suit, quelques siècles plus tard, le fabuliste latin Avianus, dans sa propre version de la fable ésopique (« De cornice et urna » : « La corneille et la cruche »), qui est donc la plus proche du texte utilisé dans la bande dessinée (édition CUF de Françoise Gaide, 1980, p. 107, fable 27 et notes 1 et 2 p. 139).
Ingentem sitiens cornix aspexerat urnam,
quae minimam fundo continuisset aquam.
Hanc enisa diu planis effundere campis,
scilicet ut nimiam pelleret inde sitim,
postquam nulla uiam uirtus dedit, ammouet omnes
indignata noua calliditate dolos.
Nam breuis immersis accrescens sponte lapillis
potandi facilem praebuit unda uiam.
Viribus haec docuit quam sit prudentia maior,
qua coeptum uolucri explicuisset opus.
Une corneille altérée avait aperçu une très grande cruche, qui contenait en son fond un peu d’eau. Elle s’évertua longtemps à la vider en terrain plat, dans l’intention, bien sûr, d’étancher ainsi sa soif dévorante. Après que ses efforts sont restés sans résultat, dépitée, elle met en œuvre avec une ingéniosité nouvelle toutes ses ruses. En effet, grâce à l’immersion de petits cailloux, l’eau, basse d’abord, monta d’elle-même, et lui permit de boire facilement.
Cette fable a montré combien la réflexion, par laquelle l’oiseau est arrivé à ses fins, l’emporte sur la force.
La morale explicite présente chez Avianus après le texte (épimythion) correspond au « sens moral » largement développé par l’abbé de Bellegarde.
Dans la suite de son analyse du « test d’Ésope », Frans de Waal (op. cit., p. 188) tempère l’interprétation enthousiaste de l’expérience :
J’appellerais cependant à une certaine prudence, car on ne sait pas s’il y a vraiment eu insight*, si l’idée de la solution a surgi dans l’esprit des oiseaux. D’abord, ils avaient tous été entraînés en amont à une tâche légèrement différente. Ils avaient reçu de nombreuses récompenses pour avoir plongé des pierres dans un tube. De plus, lorsqu’ils étaient en face du tube qui contenait des vers, les pierres étaient commodément placées juste à côté. La mise en place de l’expérience suggérait la solution.
* Insight : « combinaison soudaine (expérience « eurêka ! ») d’éléments d’information passés pour découvrir mentalement une solution neuve à un problème nouveau » (définition donnée par l’auteur dans le glossaire final, p. 654)
Donc l’expérience scientifique serait peut-être autant biaisée que dans la version de Bianor où Apollon souffle l’idée au corbeau !
Même si la BD retient en fil rouge la version sans intervention divine comme chez Avianus (tout en l’attribuant à Ésope – mais l’erreur est commune – par un raccourci entre fables ésopiques et fables « d’Ésope »), les auteurs reviennent dans la fin de l’album sur le lien entre les corvidés et deux Olympiens. La p. 135 évoque la punition qu’un corbeau reçut d’Apollon et celle qu’Athéna imposa à une corneille. La source de cette planche se trouve dans les Métamorphoses d’Ovide (II, v. 531-632 : nous reprenons la traduction d’A.-M. Boxus et J. Poucet, présente sur le site de la BCS) :
La première et la dernière partie de l’épisode racontent comment le corbeau bavard (« coruus loquax » v. 535) perdit son plumage blanc pour avoir osé révéler à Apollon l’infidélité de son amante Coronis ; la longue partie centrale, au discours direct, est prise en charge par la corneille bavarde (« garrula… cornix », v. 547-548) qui essaie, en vain, de le convaincre de renoncer à son projet de délation car elle-même a déjà subi la colère d’Athéna pour avoir trahi un secret
[…] quam tu nuper eras, cum candidus ante fuisses,
corue loquax, subito nigrantis uersus in alas.
Nam fuit haec quondam niueis argentea pennis
ales, ut aequaret totas sine labe columbas,
nec seruaturis uigili Capitolia uoce
cederet anseribus nec amanti flumina cycno.
Lingua fuit damno : lingua faciente loquaci
qui color albus erat, nunc est contrarius albo. (v. 534-541)
[…] tout comme toi, corbeau babillard, naguère éclatant de blancheur, qui as changé de couleur, subitement doté d’ailes noires.
Jadis en effet, cet oiseau avait l’éclat de l’argent et des plumes de neige, au point qu’il rivalisait avec toutes les colombes immaculées et ne le cédait ni aux oies qui, grâce à leur voix vigilante, sauveraient un jour le Capitole, ni au cygne, ami des rivières.
Sa langue le perdit ; sa langue bavarde aidant, lui qui était blanc est maintenant de la couleur opposée.
La Femme corneille est un bel album, intelligent, passionnant, étonnant, qu’il est difficile de lâcher avant de l’avoir fini. Il permet de voir comment existent encore des liens entres les langues anciennes et les sciences modernes. Et gageons que vous ne verrez plus corneilles et corbeaux du même œil après cette lecture !