Albums – Pygmalion et la Vierge d’ivoire

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Des chroniques sur les bandes dessinées en lien avec l'Antiquité sous la plume de Julie Gallego, agrégée de grammaire et maîtresse de conférences de latin à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour.

Image : Couverture de Pygmalion et la Vierge d’ivoire

Pygmalion et la Vierge d’ivoire de Serge Le Tendre (scénario) et Frédéric Peynet (dessins, couleurs),
Dargaud, coll. « Mythologies », mars 2022.
Version papier : 17 € (80 pages)
Version numérique : 11,99 €

Quas quia Pygmalion aeuum per crimen agentis
uiderat, offensus uitiis, quae plurima menti        
femineae natura dedit, sine coniuge caelebs 
uiuebat thalamique diu consorte carebat.           
Interea niueum mira feliciter arte         
sculpsit ebur formamque dedit, qua femina nasci            
nulla potest ; operisque sui concepit amorem.     
Virginis est uerae facies, quam uiuere credas,
et, si non obstet reuerentia, uelle moueri ;          
ars adeo latet arte sua. Miratur et haurit
pectore Pygmalion simulati corporis ignes.

« Pygmalion les [= les Propétides] a vues passer leur vie dans le crime.
Offensé par les défauts que la nature a donnés
à l’esprit des femmes, il [=Pygmalion] vit sans épouse,
célibataire.
Il évite de partager son lit.
Avec un art étonnant, avec bonheur,
il sculpte l’ivoire de neige ; il lui donne une beauté que nulle
femme n’a. Il prend de l’amour pour son œuvre.
Le visage est d’une vraie jeune fille, tu croirais qu’elle vit,
qu’elle veut bouger, le respect l’en empêche.
L’art se cache à force d’art. Pygmalion est émerveillé, il puise
dans son cœur des feux pour le corps imité. »

Ovide, Les Métamorphoses, XI, v. 243-253

C’est par la voix envoûtante d’Orphée que nous est donnée à connaître l’histoire de Pygmalion dans les Métamorphoses d’Ovide (livre XI, v. 243-297[1]) et nombreuses sont les réécritures du mythe de Pygmalion et Galatée à travers les siècles, en littérature, en peinture et sculpture, en musique, au théâtre, au cinéma et à la télévision. Mais l’album écrit par Serge Le Tendre, dessiné par Frédéric Peynet et paru chez Dargaud au printemps 2022 est l’une des rares BD consacrées spécifiquement à ce mythe.

L’auteur de Chinaman avec TaDuc, des deux premiers Jérôme K. Jérôme Bloche avec Dodier et surtout de La Quête de l’oiseau du temps avec Régis Loisel, le scénariste Serge Le Tendre, revient cette année à la mythologie gréco-latine avec pas moins de quatre titres sur le sujet. En effet, outre la sortie en mars 2022 de cette réécriture du mythe de Pygmalion et l’annonce de la parution en août d’un autre album inédit dessiné par Frédéric Peynet et annoncé sous le titre d’Asterios le Minotaure, signalons d’emblée que vont être réédités cet été La Gloire d'Héra (1996 et 2002) et Tirésias (2001) dessinés par Christian Rossi, afin que l’ensemble des quatre œuvres constitue la base d’une nouvelle collection baptisée « Mythologies » et destinée à s’enrichir d’autres titres sur le sujet. Le but de la collection est bien moins didactique qu’artistique et ne peut être confondu avec celui qui transparaît dans la collection de « La sagesse des mythes » créée par Luc Ferry (Glénat, 2016—), avec des albums scénarisés par Clotilde Bruneau dont le Narcisse & Pygmalion, paru en 2021 et dessiné par Diego Oddi, transpose en une vingtaine de planches assez fidèlement le texte d’Ovide mais sans originalité narrative et esthétique.

Dans l’album de Le Tendre et Peynet, c’est tout d’abord la très belle couverture de l’album qui attire l’œil[2]. En effet, la puissance de la Créature, cette « Vierge d’ivoire » qui occupe l’essentiel de l’image et fait face aux lecteurs, écrase son Créateur, le fameux Pygmalion, dont le nom si célèbre est devenu une antonomase, tels Harpagon, Tartuffe ou Don Juan, héros devenus noms communs dont l’empreinte dans la langue française ne se limite plus aux œuvres de Molière. Le couple ne fait qu’un, aussi bien par l’alignement vertical des masses que par l’imbrication du texte et des images associés à chacun des deux amants. Se succèdent en effet l’image de la statue et le nom de Pygmalion en titre puis le surnom de la statue présenté tel un sous-titre et enfin l’image de Pygmalion, le tout formant une sorte de chiasme. La statue semble surgir du néant et le sculpteur, figé par la stupéfaction, ses outils à la main comme arrêté dans son dernier geste, est à genoux pour l’adorer et se soumettre à celle qui par sa beauté irréelle, sa sensualité et sa grande taille, a tout de la déesse de l’amour.

La première de couverture, jouant le rôle d’une illustration autonome par rapport à la succession de planches, de bandes et de cases constituant un album, offre la première présentation du couple aux lecteurs et prend sens aussi par rapport aux plus grands tableaux consacrés au mythe. Comparons ainsi le traitement des deux personnages de Pygmalion et de Galatée qu’elle présente avec celui de deux tableaux du xixe s., celui de Girodet et celui de Gérôme.

Image : Anne-Louis Girodet, Pygmalion et Galatée (1819), Musée du Louvre (Paris)

Anne-Louis Girodet, Pygmalion et Galatée (1819), Musée du Louvre (Paris)

Image : Jean-Léon Gérôme, Pygmalion et Galatée (1890), Metropolitan Museum of Art (New York)

Jean-Léon Gérôme, Pygmalion et Galatée (1890), Metropolitan Museum of Art (New York)

N.B. : Pour voir une sélection plus importante de représentations de l’histoire de Pygmalion et Galatée, on pourra consulter ce lien du site Utpictura18 de l’université d’Aix-Marseille.

On constate alors que Galatée paraît avoir totalement pris vie dans le second tableau, alors que sa blancheur et son attitude dans le premier l’apparentent davantage à sa forme originelle de statue. Quant à Pygmalion, il ressemble bien plus à un artiste dans son atelier – statut qu’il a dans la bande dessinée – chez le peintre orientaliste que chez le disciple de David[3]. Dans notre album, la présence de Galatée écrase celle de son créateur et si ce n’était pas le cas chez Girodet, on peut trouver en revanche que la statue lumineuse de Gérôme éclipsait déjà le sculpteur. Sur l’illustration de Peynet et dans la BD, nulle trace du dieu Amour (pas plus que chez Ovide d’ailleurs), toutefois parfaitement visible au centre du tableau chez Girodet et semblant contempler les effets de son intervention, mais excentré et aux traits moins marqués (pour montrer son statut à part) dans celui de Gérôme[4].

 

L’histoire de Pygmalion et Galatée est située chez Ovide juste après celle des Cérastes et des Propétides, et ce serait le comportement indécent de ces dernières qui aurait poussé Pygmalion à fuir les femmes, comme on peut le lire dans l’extrait qui ouvrait cette chronique. Ovide les présentait en effet ainsi :

Sunt tamen obscenae Venerem Propoetides ausae          
esse negare deam ; pro quo sua numinis ira        
corpora cum fama primae uulgasse feruntur,
utque pudor cessit sanguisque induruit oris,        
in rigidum paruo silicem discrimine uersae.

« Il y a aussi les Propétides obscènes qui osent dire que Vénus
n’est pas déesse. À cause de la haine en retour,
elles sont les premières à prostituer leur corps et leur beauté, dit-on.
Leur pudeur se retire, le sang de leur visage se durcit,
elles sont transformées, petite différence, en roches dures. »

Ovide, Les Métamorphoses, XI, v. 238-242

Dans le mythe de Pygmalion et ses ramifications, l’ivoire devient femme et les femmes deviennent pierres, en un mouvement inverse[5] : selon Philippe Borgeaud, « c’est le motif de l’animation (ou de son contraire), de la prise de chair, du passage de l’image à la chose, ou son contraire, le motif du passage du vivant à la pierre » (p. 52).

Image : Alexandre-Denis Abel de Pujol, Les Propétides changées en rocher (1819), Musée des Augustins (Toulouse)

Alexandre-Denis Abel de Pujol, Les Propétides changées en rocher (1819), Musée des Augustins (Toulouse)

 

Dans la BD, vous découvrirez les Propétides de Chypre par le biais du sort de deux personnages ajoutés au mythe original. D’abord, celui de Brésie, la mère de Pygmalion : bannie par son mari qui l’avait surprise avec son amant, elle fut contrainte de se réfugier définitivement parmi les prostituées dans le temple d’Éris et d’en adopter les mœurs[6]. Puis celui d’Agapè, une jeune fille amoureuse de Pygmalion : désespérée par son indifférence, même après s’être donnée à lui, elle va rejoindre volontairement les Propétides, se soumettant au rite d’initiation.

« À la nuit tombée, un sacrifice est offert à la divinité protectrice des Propétides.
Pour le rite de purification, on apporte de l’eau d’une fontaine souterraine…
Les cheveux de la postulante sont consacrés aux dieux.
Agapè n’avait montré aucune émotion, comme indifférente.
Elle savait que les Propétides décidaient seules à qui elles accordaient leurs faveurs.
Elle avait juste frémi lorsque Brésie lui avait révélé que toute novice devait d’abord s’offrir au premier homme à passer le seuil du temple.
Rien d’autre alors que son voile ne la protégera (Pygmalion et la Vierge d’ivoire, p. 56).

Elle passera à un moment crucial un pacte avec Aphrodite[7]… dont vous découvrirez les conséquences en lisant l’album !

 

[1] La traduction des Métamorphoses retenue pour les extraits cités dans cette chronique est celle de Marie Cosnay, éditions de l’Ogre, 2017 / Livre de Poche, 2020, p. 321-322.

[2] En dépit du lambda devant faire office de A, pour « faire antique », selon une dérive typographique récente que l’on ne peut que déplorer…

[3] Grimal aussi bien que Belfiore présentent, dans leurs dictionnaires mythologiques respectifs, Pygmalion comme roi de Chypre mais ce n’est pas précisé chez Ovide. Il est plus exactement un ancêtre des rois à venir puisque la fille de Galatée et Pygmalion, Paphos, engendrera le futur roi Cinyras, lui-même père – avec sa propre fille incestueuse Myrrha – du jeune Adonis, dont Aphrodite s’éprendra.
Si vous souhaitez en apprendre plus sur ce sujet, lisez l’article de Philippe Borgeaud, « Pygmalion et l’histoire des religions », ASDIWAL. Revue genevoise d’anthropologie et d’histoire des religions, n° 9, 2014. p. 51-59 ; doi : https://doi.org/10.3406/asdi.2014.1020 https://www.persee.fr/doc/asdi_1662-4653_2014_num_9_1_1020.
Il analyse ainsi précisément le lien entre artisan et roi pour la figure de Pygmalion : « Pygmalion, en grec, résonne comme une forme de pugmaios, le poing, la poigne, ce qui renvoie à l’image de la main d’un artisan... Et en Chypre, les rois sont des artisans, liés au culte d’Aphrodite. C’est remarquable, dans la mesure où sur cette île du cuivre et d’Aphrodite, le culte d’Héphaïstos, le dieu artisan, l’époux d’Aphrodite, est inconnu. Tout se passe comme si le rôle du divin artisan était rempli par la fonction royale. […] Dans la version d’Ovide, Pygmalion est présenté́ comme l’artisan d’une jeune fille d’ivoire qui sera ensuite animée, dans le cadre d’un rituel à Aphrodite. Il est plus que probable qu’Ovide devait construire son récit en s’inspirant d’un modèle hellénistique. Ce modèle fut probablement Philostéphanos, l’auteur que citent Clément d’Alexandrie et Arnobe. On ne saura jamais quelle fut l’influence exacte de Philostéphanos sur Ovide. Mais on est ici en présence de ce que Claude Lévi-Strauss aurait appelé́ un système de transformations : tandis que chez Philostéphanos un roi, qui n’est pas désigné́ comme artiste, tombe amoureux d’une ancienne effigie d’Aphrodite en ivoire et s’unit à elle, voici que chez Ovide un sculpteur, qui n’est pas désigné́ comme roi (mais qui est ancêtre de rois), tombe amoureux de son œuvre en ivoire, une jeune fille anonyme, tout au plus désignée comme eburnae, « celle de l’ivoire » (X,276). Mais la métamorphose (la prise de chair) a lieu dans le prolongement d’une fête d’Aphrodite. » (p. 53-54)

[4] On notera que, dans ce tableau de Gérôme, les amants s’enlacent, alors même que le dieu n’a pas encore décoché son trait, ce qui laisse un doute sur sa responsabilité dans ce coup de foudre contre nature.

[5] L’auteur de l’article démontre également la cohérence de l’ensemble constitué par la succession des Cérastes, des Propétides et de la statue de Pygmalion. « Cette rapide pétrification sert de préface à l’histoire de Pygmalion. Les Propétides métamorphosées en pierre rejoignent dans la préhistoire de Chypre les Cérastes, les Cornus, ces pratiquants de sacrifices humains adressés à Vénus. La déesse les a expédiés hors l’humain, ces cornus, en les transformant en taurillons. Cela, dit-on, pour les punir d’une peine qui soit à la fois exil et mort, mort et fuite, une peine contradictoire donc, que seule peut réaliser une métamorphose. Et Ovide, à cette occasion, nous donne une définition de la métamorphose (versa figura, X,234), qui sera à la fois confirmée et infirmée par l’histoire de Pygmalion dont la sculpture, heureusement versatile, prend vie (et non mort), n’est coupable de rien, et ne fuit pas. » (Borgeaud, p. 51)

[6] « À l’écart des fidèles, les Propétides, les prostituées sacrées de la cité… … gardiennes des traditions… » (Pygmalion et la Vierge d’ivoire de Le Tendre et Peynet, Dargaud, 2022, p. 9).

[7] Le rôle important accordé à la déesse dans la BD est cohérent par rapport à l’hypotexte ovidien. « Le récit de Pygmalion est situé, par Ovide, dans un cadre où la question explicite est celle de la bonne ou mauvaise relation à Aphrodite, déesse du désir amoureux. Il s’agit donc, du même coup, de son culte. Un lien maladroit ou insuffisant à la déesse peut entraîner une métamorphose en pierre, comme c’est le cas avec les Propétides. Une relation correcte, cultuellement positive, au contraire, peut permettre la transformation d’une statue inanimée en jeune fille bien vivante et bien en chair, comme c’est le cas avec Pygmalion. » (Borgeaud, p. 59)

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