Des chroniques sur les bandes dessinées en lien avec l'Antiquité sous la plume de Julie Gallego, agrégée de grammaire et maître de conférences de latin à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour.
Quadratura t. 1. La Pyramide de cristal
de Chantal Alibert et Jean-Claude Golvin,
Passé simple, novembre 2018.
Si le nom de la scénariste de cet album, Chantal Alibert, docteur en histoire et romancière (Le Manuscrit d’Isis), qui a écrit aussi un ouvrage sur Narbonne, est sûrement peu connu du grand public, celui du dessinateur l’est bien davantage, surtout des antiquisants. Ils ont forcément déjà côtoyé, feuilleté, admiré, les ouvrages documentaires de Jean-Claude Golvin, comme Voyage en Gaule romaine, Voyage chez les empereurs romains ou L’Antiquité retrouvée, où la rigueur des dessins architecturaux rehausse la beauté des aquarelles. Pourquoi l’architecte et archéologue, spécialiste mondial de la restitution par l’image de sites antiques, a-t-il pris le risque de se lancer, à plus de 75 ans, dans la BD ?
« Dans ma jeunesse, le dessin et l’histoire me passionnaient et il est vrai que je rêvais de devenir un jour auteur de bandes dessinées, mais les circonstances de la vie en ont décidé autrement. […] [C]ertaines de mes restitutions ont été directement utilisées par des auteurs de BD car elles pouvaient aider à retracer le cadre de l’histoire racontée. Ainsi Philippe Delaby explique-t-il, dans le documentaire que Chantal Notté et Nicolas Lourosa consacrent aux auteurs de Murena, qu’il utilise notre Voyage en Gaule romaine comme source pour dessiner au plus juste le séjour de Murena en Gaule […]. La BD est moins contrainte que l’image médiatrice en ce sens qu’elle doit avant tout séduire, raconter une histoire qui captive. Elle doit faire rêver, attirer la sympathie sur des personnages, avoir un bon rythme, témoigner de beaucoup de créativité. Son style est libre. Rien ne lui impose d’être réaliste. Tout est possible, flous, effets divers, style personnel très affirmé, caricature, mais il faut que les clés de lecture soient évidentes. Elles doivent être données sans ambiguïté par le contenu de l’image et le contexte dans lequel celle-ci est présentée. Jusqu’où les frontières peuvent-elles être repoussées dans mon cas aujourd’hui ? Tout dépend en réalité du contexte. Il me faut être très strict dans une publication scientifique spécialisée et plus évocateur dans un projet de communication destiné au public. » (J. Gallego, La Bande dessinée historique. Premier cycle : l’Antiquité, p. 227-232)
Tels étaient les propos que tenait en 2015 Jean-Claude Golvin, dans son article « La restitution architecturale et la BD » qui prenait place dans l’ouvrage que nous avions dirigé. Et il terminait sur ces mots : « Mais beaucoup d’expériences nouvelles que j’entrevois me tentent et il faudra les avoir réalisées pour en parler. Il reste encore beaucoup à innover dans ce domaine, qui est donc une longue histoire à suivre. » L’année d’après, il déclarait même au magazine Cases d’Histoire : « Je n’aurais pas pu faire de la bande dessinée tant que j’étais en activité au CNRS. On aurait dit que je m’amusais au lieu de faire de la recherche. Mais aujourd’hui, si j’ai envie d’en faire, personne ne peut m’en empêcher… ». La tentation de se lancer dans la BD grandissant donc avec la libération des contraintes universitaires, Il décida quelques années plus tard d’écrire la suite de cette aventure. Ou plutôt de la dessiner, en s’associant à une scénariste et en montant un projet par le biais d’une plateforme participative. La recherche de financement a été rapidement couronnée de succès, tant les admirateurs du travail de Jean-Claude Golvin l’ont suivi dans son envie ancienne de faire une BD.
Quadratura est un diptyque dont le premier tome est donc sorti il y a quelques mois, accompagné, pour les souscripteurs qui avaient fait ce choix financier, d’un carnet permettant de voir l’évolution du dessin de certaines planches, entre les croquis préparatoires et leur version définitive encrée et aquarellée. L’histoire commence à Rome sous le règne de l’empereur Caracalla. Elle se déroule ensuite pour l’essentiel à Narbo-Martius, la future Narbonne, et le tome suivant prendra place à Alexandrie. Elle raconte l’histoire de Lucius Horatius Secundus, un jeune patricien de Rome, et de son ami, l’armateur de Narbo-Martius Caius Valerius Mercator (qui est donc aussi commerçant, comme son cognomen le laisse aisément entendre). Un savant nommé Pyrame d’Alexandrie, qui avait appris à Lucius les hiéroglyphes, est assassiné, alors qu’il détenait un précieux papyrus, le manuscrit de Thot. Ses enfants, la belle Tulia et le petit Junius, sont en danger. Lucius et Caius partent sur ses traces lorsque Tulia est enlevée par la secte des Séthiens, qui œuvrent pour rétablir la victoire du dieu Seth sur Horus. La jeune fille pourra aussi compter sur l’aide de celle qu’elle honore, Isis, la « déesse aux mille noms… [qui] « montre[s] aux astres leur chemin, [la] maîtresse des fleuves, du vent et de la mer ». Le chemin des héros croisera en outre celui d’une organisation secrète, la Lupa nigra, regroupant des opposants à Caracalla.
Jean-Claude Golvin intègre ses personnages de fiction à des décors dont il a, comme toujours, la parfaite maîtrise graphique, qu’il s’agisse de représenter Rome ou Narbo-Martius. Les nombreuses vues de la capitale de la Narbonnaise en donnent une évocation complète, permettant de donner vie à des bâtiments dont il ne resterait que des vestiges. Certaines parties sont présentées comme des hypothèses, issues de fouilles archéologiques ou d’une comparaison avec d’autres plans de villes de même époque et de même importance. On se reportera au dossier final qui distingue ainsi, par exemple, la localisation attestée du Capitole ou celle de l’amphithéâtre de Narbo-Martius, et la localisation fictive du temple d’Isis ou celle du théâtre.
Dans cet album, vous apprendrez, grâce à son disciple de fiction Hermodoros, que l’apport du philosophe Pythagore aux mathématiques ne se réduit pas au fameux théorème qui porte son nom, que 1 2 3 4 mis dans un carré peuvent donner un triangle ou une pyramide, un nombre magique et des notes de musique.
Comme l’indique le dossier final (p. 70), le scénario construit autour du papyrus de Pyrame s’inspire ici du papyrus Rhind conservé au British Museum, comme permet de le comprendre la notice ad loc. : « The papyrus is probably a mathematics textbook, used by scribes to learn to solve particular mathematical problems by writing down appropriate examples. Eighty-four problems are included in the text covering tables of divisions, multiplication, and handling of fractions; and geometry, including volumes and areas. »
Au fil des pages, vous en apprendrez plus sur les cultes orientaux dans l’empire romain, notamment ceux de Sérapis et d’Isis. L’album s’ouvre en effet sur une vue imposante en plongée du sérapéum de Rome, mis ainsi en valeur car la domus de Lucius se trouve au pied du temple.
L’empereur Caracalla, sous le règne duquel se déroule cette histoire, « voue un culte particulier à Sérapis comme dieu de la santé, qui figure chaque année au revers de ses monnaies dès 212. Il fait une retraite dans le sérapéum d’Alexandrie, et on l’y qualifie officiellement de Philosarapis, le « bien-aimé de Sérapis ». Sur le Quirinal à Rome même, Caracalla dédie à son dieu un temple gigantesque dont les vestiges se voient encore dans la Villa Colonna » (Robert Turcan, Les Cultes orientaux dans le monde romain, chap. « Isis myrionyme ou Notre-Dame-des-Flots », p. 94). Le sérapéum romain s’inspire de celui d’Alexandrie, où l’intrigue du prochain tome va se déplacer (comme l’annonce la dernière page, reproduite plus bas). « Érigé par les soins de Ptolémée III en l’honneur de Sérapis et d’Isis, le Sérapéum d’Alexandrie comptait parmi les sanctuaires les plus prestigieux du monde antique. Le temple donnait sur une cour, au centre d’un complexe de bâtiments et d’annexes où logeaient le clergé et tous les desservants du culte, voire les « reclus » qui faisaient retraite. On y pratiquait l’incubation pour recevoir en rêve une ordonnance médicale, Sérapis ayant sur la santé des vivants la même autorité que sur le sort des défunts. On y célébrait aussi des banquets sacrés. Mais il n’est pas évident qu’on y ait procédé à des initiations avant l’époque romaine impériale. » (op. cit., p. 79-80). Les planches ci-dessous reproduisent une statue de la déesse et une séance d’incubation (même si le rêve du petit Junius sur le conflit violent entre Seth et Horus est loin de l’ordonnance médicale).
La première case de la planche 27 montre la ressemblance entre Isis et sa fidèle, Tulia, attaquée par Seth. Et la dernière planche, avec le port d’Alexandrie et l’épiclèse « Pharia » accolé au nom d’Isis, amorce le changement de lieu pour l’intrigue du prochain tome qui clôturera le diptyque : « Déesse du Phare d’Alexandrie, Isis Pharia protégeait et guidait précisément ces marins qui véhiculaient de conserve avec la thalassocratie des Lagides son image vive et animée de Pelagia, maîtresse des mers tenant des deux mains une voile enflée par le vent. Après la quête d’Osiris, elle partait à la conquête des hommes et des âmes. Il est vrai qu’en revivifiant son époux, elle offrait à ses adorateurs inquiets de leur sort en ce monde et dans l’autre ce gage d’une toute-puissance victorieuse du mal et de la mort. Aussi son culte s’affirme-t-il en Égypte même, pour commencer, comme ayant plus d’impact – et dans tous les milieux – que celui de Sérapis. » (op. cit., p. 81-82).
Si vous souhaitez en apprendre plus sur le travail de Jean-Claude Golvin après avoir lu la BD, redez-vous sur le site officiel de Jean-Claude Golvin. Nous vous conseillons aussi de commencer par regarder le petit documentaire de Claude Delhaye Sur les tracés de Jean-Claude Golvin, composés de trois courts-métrages (6 min, 10 min et 13 min).
Pour une connaissance plus approfondie de son travail, on pourra lire Jean-Claude Golvin, un architecte au cœur de l’Histoire d’Alain Charron, Gérard Coulon, Alain Genot et al., Paris, Actes Sud-Errance / Musée départemental Arles Antique, 2011 : il s’agit du catalogue de l’exposition consacrée à l’auteur lors du transfert de ses œuvres au Musée.
Vous pouvez aussi vous rendre à l’exposition L’Antiquité dans la culture pop au Musée Saint-Raymond à Toulouse (jusqu’à fin septembre). Vous y admirerez « en vrai » quelques aquarelles dessinées par Jean-Claude Golvin, celles représentant des paysages de l’Égypte antique qui ont été utilisées dans le jeu vidéo Assassin’s Creed Origins (notamment le phare d’Alexandrie, légèrement modifié selon les nécessités de la ligne narrative du jeu).
Pour prolonger la lecture des p. 70-72 du dossier et mieux connaître les mathématiques dans l’Antiquité auxquelles le pythagoricien Hermodoros vous aura peut-être initiés, vous pourrez consulter le livre d’Antoine Houlou-Garcia, Mathematikos. Vies et découvertes des mathématiciens en Grèce et à Rome (dans la collection « Signets Belles Lettres »), et visionner ses chroniques « Arithm’Antique » sur https://vimeo.com/laviedesclassiques (notamment les n° 2 « La gamme pythagoricienne », n° 16 « Léonard & la quadrature », n° 20 « Archimède : la mesure du cercle », n° 26 « La tétraktys », n°35 « Mon précieux nombre 10 »).
Cet album a gagné au printemps 2019 le prix Annie Peysson de la bande dessinée antiquisante remis par l’association nîmoise Carpefeuch et décerné par un jury de spécialistes.
(Merci à Jean-Claude Golvin pour nous avoir aimablement fourni tous les visuels pour cette chronique)
Julie Gallego