Des chroniques sur les bandes dessinées en lien avec l'Antiquité sous la plume de Julie Gallego, agrégée de grammaire et maître de conférences de latin à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour.
Saint Pierre : une menace pour l’empire romain
de Patrice Perna et Marc Jailloux,
Glénat/Cerf, collection « Un Pape dans l’Histoire », avril 2019.
Le temps d’un album, Marc Jailloux, le nouveau dessinateur d’Alix, s’écarte de la série créée par Jacques Martin ; avec Saint Pierre : une menace pour l’empire romain, il reste toutefois fidèle à la BD antiquisante inscrite dans le domaine gréco-latin en dessinant l’histoire du premier Pape (Simon, dit Pierre) sur un scénario de Patrice Perna. Tous les albums de la collection « Un Pape dans l’Histoire » sont indépendants, l’unité thématique étant bien sûr assurée par les figures papales successives. Les deux premiers albums, sortis ensemble en avril 2019, respectent la chronologie puisque la vie de saint Pierre se déroule au ier siècle et que le suivant, Léon le Grand : défier Attila, s’intéresse aux Huns du ve siècle. Les deux prochaines sorties annoncées pour fin 2019 sur le site de l’éditeur sont toutefois, chronologiquement, les 5e et 8e titres de la liste présentée en page de garde de l’album (Alexandre VI : le règne des Borgia pour le xve siècle et Jean-Paul II : « N’ayez pas peur » pour le xxe siècle), sans doute pour des raisons de notoriété auprès du grand public, puisque ces premiers titres portant sur des figures plus connues peuvent permettre d’asseoir la collection et d’assurer la sortie de l’intégralité des 8 titres annoncés.
Cette collection est une collaboration inédite entre l’éditeur grenoblois de bande dessinée Glénat et les éditions du Cerf, bien connues pour leurs nombreux ouvrages de patristique, de théologie, avec notamment la collection des « Sources chrétiennes » où l’on trouve des auteurs grecs et latins comme Jean Chrysostome, Philon d’Alexandrie, Tertullien, Lactance ou Augustin d’Hippone. Ce qui explique qu’en page de garde soit mentionné, outre l’habituel conseiller historique en charge du dossier final (une annexe devenue courante dans la BD historique), un conseiller religieux, à savoir un dominicain qui est directeur éditorial aux éditions du Cerf.
Cet album commence à l’automne 64 apr. J.-C. La première planche ne comporte qu’une case unique pour mieux montrer, par un plan général en plongée, le grand incendie qui ravage Rome et encercle le majestueux circus maximus. La planche suivante donne à lire, par un découpage en 9 cartouches successifs qui s’inscrivent sur 4 cases saturées par les lumières violentes des brasiers porteurs de morts, un passage du livre XV des Annales de Tacite (signalons à ce propos que si l’auteur et le numéro du livre sont bien donnés en note, ce n’est étonnamment pas le cas du titre de l’œuvre, mentionné seulement dans la bibliographie du dossier final, avec la traduction ancienne de Burnouf chez Hachette) : « aucun moyen humain, ni largesses impériales, ni cérémonies expiatoires ne faisaient taire le cri public qui accusait Néron d’avoir ordonné l’incendie. Pour apaiser ces rumeurs, il offrit d’autres coupables, et fit souffrir les tortures les plus raffinées à une classe d'hommes détestés pour leurs abominations et que le vulgaire appelait chrétiens. Ce nom leur vient de Christ, qui, sous Tibère, fut livré au supplice par le procurateur Ponce Pilate. Réprimée un instant, cette exécrable superstition [se] débordait de nouveau, non seulement dans la Judée, où elle avait sa source, mais dans Rome même, où tout ce que le monde enferme d’infamies et d’horreurs afflue et trouve des partisans. On saisit d’abord ceux qui avouaient leur secte ; et, sur leurs révélations, une infinité d’autres, qui furent bien moins convaincus d’incendie que de haine pour le genre humain. On fit de leurs supplices un divertissement : les uns, couverts de peaux de bêtes, périssaient dévorés par des chiens ; d’autres mouraient sur des croix, ou bien ils étaient enduits de matières inflammables, et, quand le jour cessait de luire, on les brûlait en place de flambeaux. » (Tac. An. XV, 44, 2-4). L’album commence alors que Pierre est déjà sur la croix, encore posée à même le sol. Deux légionnaires échangent quelques propos devant le vieil homme qui souffre et doute. Il prononce alors « … Seigneur… pourquoi m’as-tu… abandonné ? » (p. 5), des mots qui font écho aux célèbres paroles de Jésus-Christ, « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? (« Eli, Eli, lama sabachthani ? »), qui apparaissent dans Psaume 22:1 (« Souffrances et espoirs du juste »), L’Évangile selon saint Matthieu 27:45 et L’Évangile selon saint Marc 15:34 (La Bible de Jérusalem, éditions du Cerf, 1998). Les légionnaires relaient pour le lecteur la rumeur publique qui attribue tantôt la responsabilité de l’incendie à Néron (qui en aurait ensuite profité pour chanter la beauté des feux destructeurs au son de la harpe), tantôt aux Chrétiens. Le récit repose ensuite sur une alternance de séquences entre le moment présent (l’agonie de Pierre sur la croix) et les souvenirs de sa rencontre avec Jésus, « le fils du charpentier de Nazareth » (p. 9). Les premiers flash-back le mettent en scène alors qu’il n’était encore que Simon le pêcheur, avant d’être renommé « Pierre » (« Et moi, je dis que tu es Képhas, tu es la pierre sur laquelle je bâtirai mon église… », p. 30) et de se voir confier la mission de devenir « pêcheur d’hommes » (p. 17). La prédiction du reniement de Pierre avant le chant du coq (p. 42-43), racontée par Matthieu, 26:33-35 et Marc, 14:29-31, est l’un des nombreux épisodes attendus. Le caractère déstabilisant de la réalisation de la prophétie, tel que l’a vécu Pierre au moment de la trahison, est traduit par une rupture graphique unique dans l’album (p. 43), avec des images et des mots qui l’entourent, comme pour l’attaquer, et qui se mêlent dans les souvenirs du vieil homme, dont le regard bleu-vert surplombe la planche pour rappeler que nous sommes dans une narration autodiégétique.
On pourra regretter que le glossaire final présente quelques simplifications gênantes qui ne tiennent pas compte de certaines données historiques récentes. Ainsi la culpabilité de Néron dans l’incendie de Rome en 64 est-elle mentionnée comme une certitude, alors même que la BD évoquait les rumeurs dont bruisse Rome. Si c’est bien sur cette légende noire d’un empereur fou et cruel que se construit le roman Quo vadis ? d’Henrik Sienkiewicz (cité à la fin du dossier établi par Bernard Lecomte), on pouvait attendre un peu plus de distance dans le glossaire et une présentation de Néron qui ne se réduise à en faire un Antéchrist, même si la collaboration avec les éditions religieuses du Cerf inscrit de fait la collection dans une visée hagiographique du personnage principal. Tacite lui-même (donné comme référence à la deuxième planche et dans la bibliographie succincte finale) avait déjà pris la précaution de préciser au début de l’épisode que ses sources n’ont nulle certitude quant à la responsabilité de Néron dans le grand incendie de 64 (et le peu de complaisance dont il fait par ailleurs preuve vis-à-vis de Néron incite à tenir compte de sa remarque) : « Ensuite un désastre survint (fut-il dû au hasard ou à la malignité du prince, on ne sait ; car les deux versions ont eu leurs garants) » (Sequitur clades, forte an dolo principis incertum (nam utrumque auctores prodidere), Tac. An. XV, 38, 1, trad. CUF H. Goelzer). Nulle réserve après lui chez Suétone (Vie de Néron, 38) et Dion Cassius (LXII, 16) suivis au xixe s. notamment par Ernest Renan dans son ouvrage L’Antéchrist : « On voulut plus tard que, monté sur une tour, il eût contemplé l’incendie, et que là, en habit de théâtre, une lyre à la main, il eût chanté, sur le rythme touchant de l’élégie antique, la ruine d’Ilion. C’était là une légende, fruit du temps et des exagérations successives ; mais un point sur lequel l’opinion universelle se prononça tout d’abord, ce fut que l’incendie avait été ordonné par Néron, ou du moins ravivé par lui quand il allait s’éteindre. » (chap. VI). On pourra se reporter aux chap. VI sur l’incendie et chap. VII sur le massacre des chrétiens : Néron y est dépeint comme un monstre, un fou, il est « la bête ». Cette vision manichéenne de Néron n’est désormais plus partagée par la majorité des historiens modernes.
Dans cet album, vous apprendrez peut-être pourquoi le martyre de saint Pierre est traditionnellement représenté par sa crucifixion la tête en bas. L’album s’inspire d’un tableau du Caravage, Le Crucifiement de saint Pierre (v. 1600-1601, église Santa Maria del Popolo, Rome). C’est visible dès la couverture (dessinée par Ugo Pinson) qui reprend, en la modifiant légèrement, une case de la p. 39 ; mais dans l’album, à la différence du tableau en clair-obscur, Pierre est représenté nu et regardant le Ciel, et ce sont trois légionnaires qui reprennent les attitudes des trois bourreaux du Caravage, pour symboliser cet empire romain dont le sous-titre annonce que la conviction de saint Pierre pourrait le mettre à mal.
La mort de saint Pierre est narrée par Renan au chap. VIII (avec celle de saint Paul) : « nous savons avec certitude que Pierre fut crucifié. Selon d’anciens textes, sa femme fut exécutée avec lui, et il la vit mener au supplice. Un récit accepté dès le IIIe siècle voulut que, trop humble pour s’égaler à Jésus, il eût demandé à être crucifié la tête en bas. Le trait caractéristique de la boucherie de 64 ayant été la recherche d’odieuses raretés en fait de tortures, il est possible qu’en effet Pierre ait été offert à la foule dans cette hideuse attitude. » C’était déjà le récit qu’en faisait saint Jérôme, De viris ill. 1 : « C’est là [à Rome] qu’il fut attaché à la croix, sur l’ordre de cet empereur, couronné du martyre, la tête en bas et les pieds en haut, se disant indigne d’être crucifié comme son Maître. » (traduction de l’abbé Bareille, 1878). (A quo et affixus cruci, martyrio coronatus est, capite ad terram uerso, et in sublime pedibus clevatis : asserens se indignum qui sic crucifigeretur ut Dominus suus. / ἐφ᾽ οὗ καὶ σταυρωτεὶς ἐμαρτύρησε, τὴν κεφαλὴν κατὰ γὴν ἔχων, τοὺς πόδας δὲ ἐν μετεώρῳ, φάσκων ἀνάξιον ἑαυτὸν εἷναι, τὸν ὄμοιον τρόπον σταυρωθῆναι τῷ πάντων Κυρίῳ.). Vous découvrirez dans l’album Saint Pierre qui prend la décision de tourner la croix à l’envers et pourquoi, puisqu’il fallait introduire un élément fictionnel dans la narration pour expliquer cette incongruité.
On notera que Jean Dufaux et Philippe Delaby, dans le tome 9 de Murena, intitulé Les Épines, n’ont pas souhaité s’inscrire dans cette imagerie traditionnelle du martyre de Pierre puisque l’agonie de l’apôtre se fait aux pl. 38-39 sur une croix figée au sol de manière ordinaire (une même démarche de démythification étant appliquée à Néron sur l’ensemble de la série).
Julie Gallego