Le grec ancien a deux mots, bien distincts, pour distinguer l'être humain (anthropos) et l'homme, conçu comme être masculin (andros). La femme (gunè) est donc un anthropos au même titre que l'andros. Pour autant, les civilisations anciennes, dans leurs mythes notamment, ne manquent pas de mettre en scène des entités détachées de tout genre, ou au contraire aux genres pluriels, parfois androgynes, ou au-delà. Sont-elles alors à percevoir comme anthrogynes, dépassant le stade de la masculinité et faisant route vers l'humain, au sein même de sociétés androcènes, et donc patriarcales ? En étudiant les rapports de genre parmi les textes et les représentations anciennes, de l'Antiquité à sa réception contemporaine, Adrien Bresson et Blandine Demotz invitent à repenser les représentations stéréotypées du masculin, du féminin et du neutre.
Étudier les identités et les représentations des femmes sur la scène de théâtre nous a conduit au constat – au cours des précédentes chroniques – que la manière dont elles étaient mises en scène les présentait comme des individus contraints à demeurer subalternes. Établir une comparaison avec des récits en prose doit pouvoir permettre de développer l’analyse et d’envisager la manière dont les présentent les textes littéraires au-delà du théâtre. Nous appuyons dès lors notre réflexion sur un matériau narratif en lien avec le réel – il a donc une valeur historique – mais malgré tout fictionnel – l’auteur étant connu pour déformer la réalité. Nous élargissons ainsi notre perspective, tout en changeant d’époque – nous nous intéressons dès lors à l’époque impériale avec Suétone –, ce qui nous permettra d’interroger la permanence ou au contraire l’évolution des stéréotypes relatifs au genre féminin que nous avions pu mettre au jour.
La réputation de Suétone, chroniqueur des Ier-IIe siècles de notre ère, est d’être une véritable langue de vipère : il établit toujours des portraits au vitriol des figures qu’il aborde, n’épargnant ni les femmes, ni les hommes, qui reçoivent de ce point de vue une forme d’égalité de traitement. En conséquence, lorsque l’on s’intéresse aux écrits du chroniqueur, il est d’habitude de ne pas prendre au pied de la lettre ce qu’il expose mais de confronter sa production avec d’autres sources à même de corroborer ou d’infirmer son propos. Cela signifie qu’il y a un parti pris dans l’écriture et qu’il peut être difficile de considérer comme véritable la représentation qu’il donne. Dans cette mesure, de la même manière qu’un dramaturge compose une comédie en s’inspirant d’un cadre réel tout en produisant un développement fictif, il apparaît que Suétone procède d’une manière relativement voisine dans ses écrits qui proposent également une recomposition du réel. En conséquence, l’image des voix et des identités féminines qui est donnée n’est pas théâtrale en tant que telle, puisqu’elle n’est pas le produit d’une œuvre théâtrale – ainsi que nous avons pu l’observer au cours des précédentes chroniques relatives à Aristophane, à Ménandre ou à Plaute –, mais tient malgré tout de l’intention littéraire de Suétone, c’est-à-dire de la perception masculine de faits relatés de manière recomposée. En outre, Suétone est particulièrement connu pour le portrait au vitriol qu’il brosse couramment des personnalités auxquelles il s’intéresse, c’est-à-dire, de manière générale, les douze Césars, empereurs au sujet desquels il prête volontiers d’affreuses personnalités. Si l’on considère la Vie de Claude, quatrième empereur romain qui a régné de 41 à 54 de notre ère, il apparaît que le portrait qu’en brosse Suétone est celui d’un homme faible et relativement incapable. En conséquence, le récit d’ensemble que livre Suétone à son égard sert l’intention générale qui est la sienne, diminuant le mérite de l’empereur dès que l’occasion lui en est donnée. Dans un tel contexte, les stéréotypes de genre ne manquent pas d’être particulièrement présents, comme il est possible de le remarquer dans l’extrait suivant qui aborde les différentes relations que Claude a pu entretenir avec les femmes :
Sponsas admodum adulescens duas habuit : Aemiliam Lepidam Augusti proneptem, item Liuiam Medullinam, cui et cognomen Camillae erat, e genere antiquo dictatoris Camilli. Priorem, quod parentes eius Augustum offenderant, uirginem adhuc repudiauit, posteriorem ipso die, qui erat nuptiis destinatus, ex ualitudine amisit. Vxores deinde duxit Plautiam Vrgulanillam triumphali et mox Aeliam Paetinam consulari patre. Cum utraque diuortium fecit, sed cum Paetina ex leuibus offensis, cum Vrgulanilla ob libidinum probra et homicidii suspicionem. Post has Valeriam Messalinam, Barbati Messalae consobrini sui filiam, in matrimonium accepit. Quam cum comperisset super cetera flagitia atque dedecora C. Silio etiam nupsisse dote inter auspices consignata, supplicio adfecit confirmauitque pro contione apud praetorianos, « quatenus sibi matrimonia male cederent, permansurum se in caelibatu, ac nisi permansisset, non recusaturum confodi manibus ipsorum. » Nec durare ualuit quin de condicionibus continuo tractaret, etiam de Paetinae, quam olim exegerat, deque Lolliae Paulinae, quae C. Caesari nupta fuerat. Verum inlecebris Agrippinae, Germanici fratris sui filiae, per ius osculi et blanditiarum occasiones pellectus in amorem, subornauit proximo senatu qui censerent, cogendum se ad ducendum eam uxorem, quasi rei p. maxime interesset, dandamque ceteris ueniam talium coniugiorum, quae ad id tempus incesta habebantur. Ac uix uno interposito die confecit nuptias, non repertis qui sequerentur exemplum, excepto libertino quodam et altero primipilari, cuius nuptiarum officium et ipse cum Agrippina celebrauit.
Dans sa prime jeunesse, [Claude] eut deux fiancées : Emilia Lepida, l’arrière-petite-fille d’Auguste, et Livia Medullina, surnommée aussi Camilla, issue de la race antique du dictateur Camille. Il répudia la première, encore vierge, parce que ses parents avaient offensé Auguste, et la seconde mourut de maladie le jour même qui avait été fixé pour leur mariage. Il épousa par la suite Plautia Urgulanilla, dont le père avait reçu les insignes du triomphe, et plus tard Ælia Paetina, fille d’un consulaire. Il se sépara de l’une et de l’autre, de Paetina, pour de légers griefs, d’Urgulanilla, au contraire, parce qu’elle s’était déshonorée par ses débauches et qu’on la soupçonnait d’homicide. Il prit ensuite pour femme Valeria Messalina, fille de Barbatus Messala, son cousin ; mais lorsqu’il apprit que, pour mettre le comble à ses débordements scandaleux, elle avait épousé C. Silius, en constituant une dot par-devant témoins, il la fit mettre à mort et déclara devant l’assemblée des prétoriens, que « les mariages lui réussissant mal, il resterait dans le célibat, et consentait, s’il n’y restait pas, à être transpercé de leurs propres mains. » Pourtant, il ne put s’empêcher de songer aussitôt à une nouvelle union, soit même avec Paetina, qu’il avait autrefois renvoyée, soit avec Lollia Paulina, qui avait été l’épouse de C. César. Mais les caresses d’Agrippine, la fille de son frère Germanicus, qui avait le droit de l’embrasser et mille occasions de le séduire, lui ayant inspiré de l’amour, il soudoya des sénateurs qui, à la première séance du sénat, proposèrent qu’on le contraignît à l’épouser, soi-disant dans l’intérêt supérieur de l’État, et qu’on autorisât tous les citoyens à contracter de pareilles unions, regardées jusqu’alors comme incestueuses. Puis, après un intervalle d’un jour à peine, il célébra le mariage, mais il ne trouva personne pour suivre son exemple, si ce n’est un affranchi et un centurion primipilaire, aux noces duquel il assista lui-même, en compagnie d’Agrippine.
Suétone, Vie de Claude, XXVI
éd. et trad. Henri Ailloud,
Paris, Les Belles Lettres, 2021.
Avant d’aborder l’image que Suétone donne de Claude, au prisme des nombreuses femmes qui se sont succédé auprès de lui, exposons tout d’abord l’identité des différents personnages en présence, ce qui permettra de retracer une chronologie des événements abordés.
Aemilia Lepida a été fiancée pendant huit ans avec Claude. Elle était l’arrière-petite-fille d’Auguste et elle a été assassinée par Agrippine, dernière épouse de Claude.
Livia Medullina est la fille d’un ami de Tibère, deuxième empereur de Rome.
Plautia Urgulanilla est la première épouse de Claude. Sa grand-mère était une intime de Livie, l’épouse d’Auguste. Claude a été son époux pendant quatre ans, entre 8 et 12 de notre ère. Claude aurait vraisemblablement eu une fille avec elle, qu’il a refusé de reconnaître. Elle a ensuite eu un fils d’un second mariage.
Aelia Paetina est mariée à Claude de 28 à 30, il a eu une fille avec elle avant de divorcer. Paetina avait les faveurs de Narcisse, conseiller de Claude, c’est pourquoi il a un temps considéré l’hypothèse de la reprendre après l’exécution de Messaline, sa troisième épouse.
Valeria Messalina, fille de Barbatus Messalla, est Messaline, la troisième épouse de Claude. Elle lui a donné deux enfants, Britannicus et Octavie. Elle a été exécutée parce qu’elle était soupçonnée de comploter contre Claude. Les historiens antiques lui attribuent une grande cruauté, un certain appétit sexuel (Juvénal la surnomme meretrix augusta, « la putain impériale »). Son père, Barbatus Messalla, était le petit neveu d’Auguste.
Caius Silius était commandant du temps d’Auguste. Messaline s’est mariée avec lui alors qu’elle était également mariée avec Claude. Il est exécuté en 48.
Lollia Paulina était déjà mariée quand Caligula, troisième empereur romain, a souhaité l’épouser à son tour. Claude a lui-même songé à l’épouser. Elle était liée à Tibère, deuxième empereur de Rome, par sa grand-mère.
Agrippine était la sœur de Caligula et la petite fille adoptive de Tibère. Elle a épousé Claude en 49. Elle n’a de cesse de manœuvrer pour que Néron, son fils d’une précédente union, puisse monter sur le trône, ce qu’elle parvient à faire après avoir vraisemblablement empoisonné Claude.
Les personnages féminins sont, d’un point de vue descriptif, omniprésents dans un texte qui est censé porter essentiellement sur l’empereur Claude. Une différence majeure que l’on peut observer entre cet extrait et les textes théâtraux que nous avons pu lire jusqu’alors, parmi les précédentes chroniques, est qu’au théâtre il est généralement permis aux personnages féminins de s’exprimer – même si une telle liberté est parfois moins grande pour les personnages féminins que masculins. Dans le présent texte, l’historien retrace lui-même le déroulement des faits si bien que la parole n’est pas donnée aux personnages féminins, qui sont donc essentiellement des agentes de l’action. En cela, elles la servent, sans véritablement la produire par elles-mêmes, quoiqu’elles soient présentées, pour certaines d’entre elles, comme ayant particulièrement intrigué sous Claude. S’il est vrai que Suétone retrace les évènements lui-même, ne donnant ainsi la parole ni aux hommes, ni aux femmes, le chroniqueur donne tout de même une voix aux hommes, notamment en les citant (bien que l’authenticité des paroles soit douteuse puisque Suétone n’est pas un contemporain de Claude), ce dont les femmes ne bénéficient pas, dans l’extrait observé.
Les femmes constitueraient presque des objets dans le présent extrait qui expose ni plus ni moins la collection des femmes qu’il a été possible à Claude d’acquérir, alors même que toutes comportaient apparemment un défaut qui rendait impossible la poursuite d’une union pérenne.
Il y a, en quelque sorte, à l’exception peut-être de Lollia Paulina et de Livie Medullina qui ne souffrent pas, l’une comme l’autre, d’une description négative, une propension d’ensemble à donner une image péjorative des femmes et à les présenter comme d’affreuses séductrices manipulatrices. Une telle dimension apparaît à travers le portrait que Suétone donne de Messaline, mais également à partir de l’image d’Agrippine qui est caractérisée par les "osculi" (« baisers ») et les blanditiarum (« caresses »). La séduction apparaît donc comme l’outil principal à la disposition des femmes pour arriver à leurs fins.
C’est comme si les femmes étaient teintées d’une image intrinsèquement négative, qui influait d’autant plus sur Claude qu’il était conduit à accomplir des actions peu recommandables, comme celle de pousser à la légalisation des relations intrafamiliales. On peut toutefois se demander si les femmes sont présentées comme mauvaises pour entacher encore davantage le portrait d’un Claude faible, peu glorieux chez Suétone, ou bien si elles sont présentées comme mauvaises, parce que, d’après l’auteur, Claude l’est également. Elles sont, dans l’un et l’autre cas, les agentes d’une description à teneur négative, n’étant pas intéressantes pour elles-mêmes, mais pour le portrait d’ensemble qu’elles servent. En conséquence, les identités féminines ne sont pas véritablement individualisées chez Suétone, étant avant tout mises au service du portrait négatif de Claude. Certes, les femmes et les hommes sont généralement présentés, chez Suétone, de manière relativement négative, mais il apparaît nettement que la manière dont elles sont prises en compte les présente malgré tout comme des individus subalternes, en ce qui concerne leur rôle et leur position dans la société, par rapport aux hommes. Comme nous avions déjà pu l’observer chez Plaute, au cours de la précédente chronique, il y a en définitive chez Suétone un rapport relativement ambivalent aux identités féminines, entre agentes de la remise en question masculine et objet intrinsèque d’une forme de critique liée à leur genre.
Adrien Bresson et Blandine Demotz