Le grec ancien a deux mots, bien distincts, pour distinguer l'être humain (anthropos) et l'homme, conçu comme être masculin (andros). La femme (gunè) est donc un anthropos au même titre que l'andros. Pour autant, les civilisations anciennes, dans leurs mythes notamment, ne manquent pas de mettre en scène des entités détachées de tout genre, ou au contraire aux genres pluriels, parfois androgynes, ou au-delà. Sont-elles alors à percevoir comme anthrogynes, dépassant le stade de la masculinité et faisant route vers l'humain, au sein même de sociétés androcènes, et donc patriarcales ? En étudiant les rapports de genre parmi les textes et les représentations anciennes, de l'Antiquité à sa réception contemporaine, Adrien Bresson et Blandine Demotz invitent à repenser les représentations stéréotypées du masculin, du féminin et du neutre.
La chronique Anthrogyne et androcène, après avoir examiné de nombreux textes concernant la condition féminine dans l’Antiquité, propose désormais un cycle suivi de réflexions autour du mythe de la gigantomachie. Il s’agira de confronter ce mythe à l’analyse des études de genre afin de voir dans quelle mesure les récits mythologiques mis en avant par les sociétés antiques, qui se sont répandus tout au long de l’Antiquité, sont teintés par un prisme genré, mais également ce qu’un tel prisme révèle des Anciens en tant qu’individus.
Le mythe de la gigantomachie est particulièrement populaire dans l’Antiquité gréco-romaine. L’une de ses particularités est qu’avant d’être formalisé en un récit continu par le Pseudo-Apollodore, un mythographe du Ier siècle de notre ère, il n’avait pas été réuni en un seul récit. Plusieurs auteurs avaient néanmoins proposé des références à ce mythe, sans le raconter dans son ensemble, comme le poète Hésiode (VIIIe-VIIe siècle avant notre ère), le tragique Euripide (Ve siècle avant notre ère) ou encore Ovide (Ier siècle avant-Ier siècle de notre ère). Il n’y avait pas forcément de fond commun qui se superposait parmi ces récits, de telle sorte que l’épisode mythologique pouvait partiellement varier, sur certains points de détails, d’un auteur à l’autre. L’on peut cependant résumer ainsi le déroulement narratif du mythe :
Une fois les Titans vaincus par les dieux de l’Olympe, de la Terre naissent les Géants qui mènent une guerre larvée contre les dieux pendant une dizaine d’années. Une fois ces années écoulées, Zeus prend la parole et décide d’en découdre avec ses adversaires afin de résoudre le conflit. Alors, pour aider ses fils, la Terre enfante la Gorgone, pour leur servir d’alliée. Les Géants attaquent alors en lançant de nombreux projectiles contre le ciel. Les dieux souhaitent riposter, mais une prédiction leur indique qu’ils ne peuvent faire périr aucun Géant si ce n’est avec une aide mortelle. Héraclès intervient donc auprès des dieux pour les aider dans leur combat. En réponse, la Terre cherche une herbe médicinale pour protéger les Géants, mais Zeus la cueille avant elle. Ce dernier met également en place une ruse afin de faire tomber celui qui est présenté comme le roi des Géants, Porphyrion : il lui inspire du désir pour Héra, action qui contribue à le perdre. Les dieux peuvent alors terrasser les Géants : Zeus use du foudre, Athéna de son égide à tête de Gorgone. C’est ainsi que les Géants sont soit ensevelis soit enfermés dans le Tartare, selon les différentes versions du mythe. Cependant, par vengeance, la Terre s’unit au Tartare et enfante Typhon, ennemi encore plus redoutable par sa taille. Zeus le combat, mais Typhon lui sectionne les tendons et l’enlève, puis le garde dans une grotte protégée par un dragon. Enfin, après une lutte acharnée, Typhon est tué : c’est la victoire de l’ordre sur le chaos.
L’une des particularités de ce mythe est qu’il est l’objet de récits à toutes les époques, tout au long de l’Antiquité, depuis le VIIIe siècle avant notre ère, jusqu’au IVe siècle de notre ère : lui est alors consacré pour la première fois un poème épique complet, la Gigantomachie de Claudien. L’écriture de la gigantomachie se poursuit au-delà de l’Antiquité, puisque des œuvres médiévales, des œuvres en néo-latin à la Renaissance, de même que plusieurs poètes français au XVIIe siècle mentionnent ce mythe. Il semble ainsi qu’il existe un fond commun pluriséculaire à la narration de ce mythe, que l’on peut certainement rattacher à la tradition indo-européenne si l’on considère par exemple le fait que dans la littérature védique, écrite en sanskrit, qui s’est notamment répandue en Inde actuelle, les Deva et les Asura sont présentés comme des divinités opposées et en lutte pour l’empire du monde. Parmi elles, les Deva sont présentés comme les divinités védiques, tandis que les Asura sont des divinités démoniaques qu’il s’agit de vaincre.
Le panorama que nous venons d’établir en ce qui concerne ce mythe, riche de plus de vingt siècles, ne semble pas avoir évolué sur un point bien précis : hormis le personnage d’Athéna/Minerve, qui rebat en partie les cartes mais n’apparaît pas dans toutes les versions du mythe qui nous sont parvenues, ce que nous aborderons dans une prochaine chronique, il semble que la plainte de l’oppression émane d’un personnage féminin, la Terre, mais que le combat gigantomachique en lui-même soit essentiellement présenté comme une affaire masculine. En effet, la Terre ne s’implique pas personnellement dans la bataille et dans plusieurs des versions du mythes qui nous sont parvenues, l’entrée au combat d’Athéna/Minerve n’est pas mentionnée ou elle abordée très rapidement, contrairement aux affrontements menés par les divinités masculines. De la même manière, le mot Gigas, en latin, correspondant à Γίγας en grec, est essentiellement masculin, de telle sorte qu’il n’y a pas de Géant au féminin qui mène la bataille. Cela signifierait une représentation intrinsèquement genrée de ce mythe à travers les époques, ce que l’on tâchera d’observer, à travers le cycle de chroniques gigantomachiques que nous ouvrons, en prenant en compte le genre des personnages et les stéréotypes qui leurs sont attachés. Il s’agira également, au cours de ce cycle de chroniques, d’essayer d’envisager la possibilité qu’il existe des personnages situés hors du champ du genre, ainsi qu’un possible renversement du genre, notamment à partir du personnage d’Athéna/Minerve. La longue existence de ce mythe doit permettre d’éclairer un certain rapport au genre, de l’Antiquité à la fin de l’époque moderne.
Il apparaît que, dans le mythe de la gigantomachie tel qu’il est abordé par les auteurs anciens, les personnages masculins sont caractérisés par les stéréotypes de genre qui sont rattachés aux sociétés anciennes, sociétés intrinsèquement organisées, lues et perçues à travers le prisme masculin. Comme le concluent les principales études les plus récentes sur le sujet[1], les sociétés grecques et romaines sont caractérisées par une domination du genre masculin par rapport au genre féminin, ce qui se ressent dans l’organisation politique, domestique, mais également culturelle et artistique, dans laquelle les personnages genrés au féminin sont généralement présentés dans une position dominée et subalterne, malgré quelques exceptions. Il semble important de garder à l’esprit que l’objectif n’est pas de critiquer un tel mode d’organisation ou de le remettre en question a posteriori, d’autant que les récentes études sur le genre concluent que l’organisation patriarcale des sociétés athénienne et romaine était aussi bien acceptée par les femmes que par les hommes.
Les mythes, qui sont bien souvent révélateurs des modes de pensée et d’organisation des sociétés anciennes, permettent de mettre en lumière leurs dynamiques puisqu’ils constituent une projection, en partie fictionnelle, du réel avec lequel ils peuvent être mis en relation afin d’être saisis en tant que réflecteurs de réalités particulières. En ce qui concerne l’organisation genrée des sociétés, la présence de multiples stéréotypes de genre masculin au sein de la narration du mythe est indéniable : parmi les dieux, c’est Zeus/Jupiter, en tant que roi des dieux, qui constitue le chef de guerre et qui appelle ses troupes au combat. La quasi-totalité des divinités qui combattent peuvent être rattachées au genre masculin : Arès/Mars, Bacchus/Dionysos, Héphaïstos/Vulcain, Zeus/Jupiter, Poséidon/Neptune, Hermès/Mercure, ou encore Apollon. En outre, lorsqu’une panoplie guerrière est décrite, parmi celles des dieux au combat, elle est rattachée à un personnage de genre masculin. Les v. 77-79 de la Gigantomachie de Claudien illustrent cette dimension, au vu de la description de la panoplie de Mars qui est proposée :
splendentior igni
aureus ardescit clipeus galeamque nitentes
arrexere iubae. Tum concitus ense […].
Son bouclier doré flamboie, plus brillant que le feu ; son panache éclatant se dresse sur son casque. Alors vif, de son épée dressée […].
Claudien, Gigantomachie, v. 77-79,
éd. et trad. Jean-Louis Charlet (légèrement modifiée),
Paris, Les Belles Lettres, CUF, 2018, p. 79.
Ainsi, Mars est caractérisé par différentes armes rutilantes, avec son clipeus (« bouclier »), mais encore son galeam (« casque ») ou son iubae (« panache »). Notons également la mention de son ense (« épée »). Si le fait qu’il soit un personnage caractéristique du genre masculin n’est pas mis en avant, il est malgré tout remarquable que ce soit un dieu masculin qui soit illustré revêtu de ses armes, dans une position de combattant, sous les ordres d’un chef politique masculin en la personne de Zeus/Jupiter. Ainsi, les stéréotypes de genre masculin qui transparaissent dans le mythe de la gigantomachie semblent correspondre à ceux qui caractérisent les sociétés anciennes, dans l’idée d’un miroir des rôles.
Adrien Bresson et Blandine Demotz
[1] Citons par exemple l’ouvrage collection dirigé par Sandra Boehringer et Violaine Sebillotte Cuchet, Hommes et femmes dans l’Antiquité gréco-romaine, 2011.