Anthrogyne et androcène – Autour de la gigantomachie (2) : Des caractéristiques féminines stéréotypiques

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Le grec ancien a deux mots, bien distincts, pour distinguer l'être humain (anthropos) et l'homme, conçu comme être masculin (andros). La femme (gunè) est donc un anthropos au même titre que l'andros. Pour autant, les civilisations anciennes, dans leurs mythes notamment, ne manquent pas de mettre en scène des entités détachées de tout genre, ou au contraire aux genres pluriels, parfois androgynes, ou au-delà. Sont-elles alors à percevoir comme anthrogynes, dépassant le stade de la masculinité et faisant route vers l'humain, au sein même de sociétés androcènes, et donc patriarcales ? En étudiant les rapports de genre parmi les textes et les représentations anciennes, de l'Antiquité à sa réception contemporaine, Adrien Bresson et Blandine Demotz invitent à repenser les représentations stéréotypées du masculin, du féminin et du neutre.

La chronique Anthrogyne et androcène, après avoir examiné plusieurs textes concernant la condition féminine dans l’Antiquité, propose désormais un cycle suivi de réflexions autour du mythe de la gigantomachie. Il s’agira de confronter ce mythe à l’analyse des études de genre afin de voir dans quelle mesure les récits mythologiques mis en avant par les sociétés antiques, sont teintés par un prisme genré, mais également ce qu’un tel prisme révèle des Anciens en tant qu’individus.

Pour comprendre la manière dont le féminin est traité au sein du mythe, qui constitue une projection des normes des sociétés antiques, rappelons la place que la femme y trouve, généralement soumise aux hommes, et au mari en particulier. En outre, selon les stéréotypes de genre caractéristiques de l’Antiquité gréco-romaine, ce sont les femmes qui prennent en charge les enfants. Les Anciens placent bien plus volontiers les femmes dans un contexte privé, et les hommes dans un contexte public, politique et/ou militaire. En conséquence, il n’est pas étonnant que dans le mythe de la gigantomachie, parmi le camp des Géants, il n’y ait pas de personnage immédiatement identifié comme féminin qui combatte lui-même. C’est en revanche la Terre, mère des Géants et donc femme, qui demande à ses enfants de la défendre. Elle est ainsi présentée dès les premiers vers de la Gigantomachie de Claudien :

Terra parens quondam caelestibus inuida regnis
Titanumque simul crebros miserata dolores […].

Un jour la Terre, parente jalouse du règne céleste et prenant également pitié des douleurs répétées des Titans […].

Claudien, Gigantomachie, v. 1-2,
éd. et trad. Jean-Louis Charlet (légèrement modifiée),
Paris, Les Belles Lettres, CUF, 2018.

Ce qui est marquant dans cet extrait – et c’est la raison pour laquelle nous traduisons parens par « parente » –, c’est l’écart qui existe entre le nom parens qui n’identifie pas à proprement parler Terra comme une mère, et les stéréotypes de genre qui lui sont rattachés, à savoir la jalouise (inuida), mais encore la compassion à l’égard des douleurs subies par les Titans défaits au combat (miserata crebros dolores) : les femmes antiques sont en effet souvent présentées comme les chantres de la compassion. Il y a, dans ces valeurs intrinsèquement féminines, une identification de la Terre aux stéréotypes féminins de genre, dans le mythe, alors même que la manière dont elle est désignée, en tant que parens, ne la présente pas explicitement comme une femme. Ainsi, dans le discours qu’elle prononce par la suite, elle se désigne comme infelix (infortunée) et supplie ses enfants, les Géants, de la venger. Le fait qu’elle n’intervienne pas elle-même dans l’affrontement est tout à fait caractéristique des stéréotypes associés au féminin. Davantage, le domaine militaire, dans le camp des Géants, dépend de l’action des hommes. La prière adressée par la ville de Délos personnifiée, menacée par la destruction, à la fin de la Gigantomachie de Claudien, s’inscrit dans ce même cadre. Le nom de la ville est féminin en latin et les caractéristiques qu’elle présente sont stéréotypiques de la manière dont les sociétés antiques représentent le plus couramment les femmes. Ainsi, Délos appelle à l’aide Apollon, fils de Latone :

Si te gratissima fudit
in nostros Latona sinus, succurre precanti.
En iterum conuulsa feror…

Si Latone qui t’est si chère t’a déposé en notre sein, accours à ma prière. Me voici à nouveau détachée, entraînée…

Claudien, Gigantomachie, v. 126-128,
éd. et trad. Jean-Louis Charlet (légèrement modifiée),
Paris, Les Belles Lettres, CUF, 2018.

Délos, cité d’Apollon invoque la protection du Dieu parce qu’elle est menacée par les Géants. Elle se caractérise par son sinus, à la fois sein et giron, et donc par sa capacité à s’occuper des enfants et à prendre soin d’eux, mais également par sa passivité à l’égard de la menace qui plane et face à laquelle elle ne paraît pas en position de se défendre. En conséquence, elle parait associée à une passivité inhérente, soutenue par le fait qu’elle se genre au féminin, supportant ainsi les conclusions formulées jusqu’alors sur les stéréotypes de genre caractéristiques du mythe de la gigantomachie. La figure de Minerve cependant, également présente dans le mythe, contribue à brouiller en partie les codes, comme nous le verrons dans de prochaines chroniques.

 

Adrien Bresson et Blandine Demotz

 

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