Le grec ancien a deux mots, bien distincts, pour distinguer l'être humain (anthropos) et l'homme, conçu comme être masculin (andros). La femme (gunè) est donc un anthropos au même titre que l'andros. Pour autant, les civilisations anciennes, dans leurs mythes notamment, ne manquent pas de mettre en scène des entités détachées de tout genre, ou au contraire aux genres pluriels, parfois androgynes, ou au-delà. Sont-elles alors à percevoir comme anthrogynes, dépassant le stade de la masculinité et faisant route vers l'humain, au sein même de sociétés androcènes, et donc patriarcales ? En étudiant les rapports de genre parmi les textes et les représentations anciennes, de l'Antiquité à sa réception contemporaine, Adrien Bresson et Blandine Demotz invitent à repenser les représentations stéréotypées du masculin, du féminin et du neutre.
S’intéresser à des voix et à des identités féminines, trop longtemps négligées dans l’approche des textes antiques, suppose de s’interroger sur ce que signifie le terme « féminin » et sur les caractéristiques qu’une telle qualification recoupe, d’autant que la manière dont une femme est conçue dans l’Antiquité ne recoupe pas nécessairement les réalités qui nous sont contemporaines. Les Anciens ont une tendance générale à identifier le genre au sexe et à qualifier de féminin les individus de sexe femelle et de masculin les individus de sexe mâle et, ainsi, à accoler des stéréotypes de genre aux sexes. Ces stéréotypes déterminent le rapport qui existe entre le masculin et le féminin, dans le sens où ils ne sont pas descriptifs mais prescrivent les rôles qui appartiennent à chacune et à chacun dans le cadre des sociétés dans lesquelles on peut les rencontrer, comme le soulignent Sandra Boehringer et Violaine Sebillotte Cuchet[1]:
Lorsqu’on travaille sur les hommes et les femmes d’une époque et d’une société, on doit avoir à l’esprit que ces termes ne sont ni neutres ni descriptifs mais qu’ils sont utilisés dans des contextes précis où il s’agit de souligner une opposition, une différence, voire une hiérarchie.
Pour comprendre précisément les rapports qui peuvent exister entre le masculin et le féminin dans les sociétés anciennes, on mène donc un raisonnement que ne conduisaient pas nécessairement les Anciens pour qui ces réalités constituaient une forme d’évidence biologique. Mais une telle pratique de l’anachronisme, qui peut avoir une dimension vertueuse pour comprendre l’Antiquité, ne doit pas revenir à plaquer sur les sociétés anciennes des conceptions qui déformeraient le prisme à travers lequel elles sont conçues, car étudier le genre et, dans cette première chronique, les identités féminines, est un processus complexe. C’est au repérage et à la définition de ces identités que nous allons nous livrer, afin de saisir la pluralité des voix qui peuvent exister pour le même genre féminin, à travers un extrait de l’Assemblée des femmes d’Aristophane, en tant que miroir grossissant des sociétés représentées. Cette pièce est une comédie, représentée au Ve siècle de notre ère pour un public relativement large : toute la cité assiste aux représentations théâtrales, mais seuls les hommes jouent sur scène. Ainsi, les rôles féminins sont interprétés par des hommes costumés.
Dans L’Assemblée des femmes, la cité athénienne est bouleversée : les femmes profitent de l’absence des hommes pour se déguiser en hommes (elles sont donc, sur scène, des acteurs hommes déguisés en femmes qui se déguisent en hommes). Comme leur déguisement n’est pas percé à jour et que les discours qu’elles prononcent arrivent à leur fin, elles parviennent à modifier de nombreuses législations dans la cité, ce que les citoyens découvrent petit à petit. Les femmes se débarrassent ensuite de leur déguisement masculin. Puis, comme on le voit dans l’extrait qui nous occupe, un dialogue éclate entre une jeune fille et une vieille femme. Le sens de ce dialogue est précisément de faire découvrir au spectateur l’une des nouvelles lois qui a été votée. La jeune femme pense qu’elle attire davantage les hommes que la vieille, mais c’est avant de découvrir que la législation oblige désormais les hommes à s’unir aux femmes en commençant toujours par la plus vieille. Ainsi, un débat s’ouvre entre deux femmes, ravivant l’opposition traditionnelle de l’ancien et du nouveau, et représentant une querelle féminine centrée sur l’amour et l’acte sexuel, ici présenté comme une préoccupation de première importance, pour les femmes, en raison de leur appartenance : cela est notamment en lien avec leur appartenance genre féminin, dont l’appétit sexuel est l’un des stéréotypes antiques. L’extrait qui suit propose donc une lecture comique des stéréotypes féminins.
Γραῦς Α
Τί ποθ᾽ ἅνδρες οὐχ ἥκουσιν ; Ὥρα δ᾽ ἦν πάλαι.
Ἐγὼ δὲ καταπεπλασμένη ψιμυθίῳ
ἕστηκα καὶ κροκωτὸν ἠμφιεσμένη
ἀργός, μινυρομένη τι πρὸς ἐμαυτὴν μέλος,
παίζουσ’ ὅπῶς ἂν περιλάβοιμ᾽ αὐτῶν τινὰ
παριόντα. Μοῦσαι, δεῦρ᾽ ἴτ᾽ ἐπὶ τοὐμὸν στόμα,
μελύδριον εὑροῦσαί τι τῶν Ἰωνικῶν.
Νεᾶνις
Νῦν μέν με παρακύψασα προὔφθης, ὦ σαπρά.
Ὤιου δ᾽ ἐρήμας οὐ παρούσης ἐνθάδε
ἐμοῦ τρυγήσειν καὶ προσάξεσθαί τινα
ᾁδουσ᾽· ἐγὼ δ᾽, ἢν τοῦτο δρᾷς ἀντᾴσομαι.
Κεἰ γὰρ δι᾽ ὄχλου τοῦτ᾽ ἐστὶ τοῖς θεωμένοις,
ὅμως ἔχει τερπνόν τι καὶ κωμῳδικόν.
Γραῦς Α
Τούτῳ διαλέγου κἀποχώρησον· σὺ δέ,
φιλοττάριον αὐλητά, τοὺς αὐλοὺς λαβὼν
ἄξιον ἐμοῦ καὶ σοῦ προσαύλησον μέλος.
Εἴ τις ἀγαθὸν βούλεται πα-
θεῖν τι, παρ᾽ ἐμοὶ χρὴ καθεύδειν.
Οὐ γὰρ ἐν νέαις τὸ σοφὸν ἔν-
εστιν, ἀλλ᾽ ἐν ταῖς πεπείραις.
Οὐδέ τις στέργειν ἂν ἐθέλοι
μᾶλλον ἢ 'γὼ τὸν φίλον ᾧ-
περ ξυνείην, ἀλλ᾽ ἐφ᾽ ἕτερον ἂν πέτοιτο.
Νεᾶνις
Μὴ φθόνει ταῖσιν νέαισι·
Τὸ τρυφερὸν γὰρ ἐμπέφυκε
τοῖς ἁπαλοῖσι μηροῖς
κἀπὶ τοῖς μήλοις ἐπαν-
θεῖ· σὺ δ᾽, ὦ γραῦ, παραλέλεξαι
κἀντέτριψαι,
τῷ θανάτῳ μέλημα.
Γραῦς Α
Ἐκπέσοι σου τὸ τρῆμα
τό τ᾽ ἐπίκλιντρον ἀποβάλοις
βουλομένη σποδεῖσθαι,
κἀπὶ τῆς κλίνης ὄφιν [εὕροις καὶ]
προσελκύσαιο
βουλομένη φιλῆσαι.
Νεᾶνις
Αἰαῖ τί ποτε πείσομαι ;
Οὐχ ἥκει μοὐταῖρος·
μόνη δ᾽ αὐτοῦ λείπομ᾽· ἡ
γὰρ μοι μήτηρ ἄλλῃ βέβηκεν. –
Καὶ τἄλλ; <μ’> οὐδὲν <τὰ> μετὰ ταῦτα δεῖ λέγειν. –
Ἀλλ᾽, ὦ μαῖ᾽, ἱκετεύομαι, κά-
λει τὸν Ὀρθαγόραν, ὅπως
<ἂν> σαυτῆς κατόναι᾽,
ἀντιβολῶ σε.
Ἤδη τὸν ἀπ᾽ Ἰωνίας
Τρόπον, τάλαινα, κνησιᾷς. –
Δοκεῖς δέ μοι καὶ λάβδα κατὰ τοὺς Λεσβίους. –
Ἀλλ᾽ οὐκ ἄν ποθ᾽ ὑφαρπάσαιο
τἀμὰ παίγνια· τὴν δ᾽ ἐμὴν
ὥραν οὐκ ἀπολεῖς
οὐδ᾽ ἀπολήψει.
Γραῦς Α
Ἆιδ᾽ ὁπόσα βούλει καὶ παράκυφθ᾽ ὥσπερ γαλῆ·
οὐδεὶς γὰρ ὡς σὲ πρότερον εἴσεισ᾽ ἀντ᾽ ἐμοῦ.
Νεᾶνις
Oὔκουν ἐπ᾽ ἐκφοράν γε. Kαινόν γ᾽ ὦ σαπρά.
Γραῦς Α
Οὐ δῆτα. Τί γὰρ ἂν γραῒ καινόν τις λέγοι ;
Οὐ τοὐμὸν ὀδυνήσει σε γῆρας.
Νεᾶνις
Ἀλλὰ τί ;
Ἥγχουσα μᾶλλον καὶ τὸ σὸν ψιμύθιον ;
Γραῦς Α
Τί μοι διαλέγει ;
Νεᾶνις
Σὺ δὲ τί διακύπτεις ;
Γραῦς Α
Ἐγώ ;
ᾄδω πρὸς ἐμαυτὴν Ἐπιγένει τὠμῷ φίλῳ.
Νεᾶνις
Σοὶ γὰρ φίλος τίς ἐστιν ἄλλος ἢ Γέρης ;
Γραῦς Α
Δείξει γε καὶ σοί· τάχα γὰρ εἶσιν ὡς ἐμέ.
Ὁδὶ γὰρ αὐτός ἐστιν.
Νεᾶνις
Οὐ σοῦ γ᾽ ὦλεθρε,
δεόμενος οὐδέν.
Une Vieille Femme. — (Se penchant à la fenêtre de la première maison.) Pourquoi enfin les hommes ne sont-ils pas arrivés ? Il y a longtemps qu’il est l’heure. Et moi, fardée de céruse et revêtue d’une crocote je me tiens là, oisive, fredonnant à part moi un air et folâtrant, pour pouvoir enjôler l’un d’eux au passage. Muses, ici, descendez sur mes lèvres, trouvez-moi quelque chansonnette dans le goût ionien.
Une Jeune Fille. — (Apparaissant à la fenêtre de l’autre maison.) Cette fois tu m’as devancée en te penchant à ta fenêtre, vieille carcasse. Tu croyais en mon absence vendanger une vigne abandonnée1, et attirer quelqu’un par ton chant. Mais moi, si tu fais cela, de mon côté je chanterai. Car, pour ennuyer les spectateurs, cela ne laisse pas d’avoir en soi quelque chose d’agréable et de comique.
La Première Vieille. — (Montrant à la Jeune Fille son médius.) Cause avec celui-ci et va-t-en. — (Au joueur de flûtes présent au théâtre.) Toi, petit amour de flûteur, prends tes flûtes et flûte un air digne de toi et de moi. (Elle chante accompagnée par la flûte.)
Si quelqu’un du plaisir veut éprouver l’émoi.
Qu’il vienne coucher avec moi ;
Car l'art n’appartient pas aux novices natures
Mais seulement aux femmes mûres.
Nulle n’aurait à cœur plus que moi de chérir
L’homme à qui je m’irais unir ;
Mais toutes vers un autre on les verrait courir.
La Jeune Fille. — (Chantant à son tour.)
Ne jalouse pas les novices.
La volupté, je te le dis,
Réside dans leurs tendres cuisses,
Fleurit sur leurs seins arrondis.
De toi, vieille épilée ainsi
Et peinte, la Mort a souci.
La Première Vieille. — (De même.)
Puisse choir ton étui, ta couche s’écrouler
Alors que tu voudras te faire bricoler !
Sur ton lit puisses-tu ne trouver qu’un serpent
Et l’étreindre, voulant embrasser ton amant !
La Jeune Fille. — (De même.)
Las ! Las ! Que vais-je devenir ?
Il n’est pas venu, mon ami.
Seule on me laisse ici ;
Ma mère ailleurs a dû partir.
(Parlé.) Ah certes, tout le reste, point n’est besoin de le dire.
(Chantant — À la Vieille.)
Allons, grand’mère, je t'en prie.
Appelle Orthagoras, afin
De contenter toi-même ton envie,
Je t’en supplie ;
Déjà selon l’us ionien
Cela te démange,
Pauvre ange !
(Parlé.) Tu m’as l’air aussi de vouloir faire labda1 à la mode des Lesbiens.
(Chantant.)
Jamais lu ne déroberas
Mes ébats ; ma fleur de jeunesse
[Pauvre vieille en détresse]
Jamais tu ne ruineras
Ni ne me raviras.
La Première Vieille. — Chante tant que tu voudras et passe la tête comme une belette. Personne n’ira vers toi avant d’entrer chez moi.
La Jeune Fille. — Non, pour la levée du corps du moins. C’est du nouveau, cela, ô décrépite.
La Première Vieille. — Non certes ; que peut-on, en effet, dire de nouveau à une vieille ? Ce n’est pas ma vieillesse qui te chagrinera.
La Jeune Fille. — Et quoi donc ? Plutôt ton anchuse et ta céruse ?
La Première Vieille. — Pourquoi me parles-tu ?
La Jeune Fille. — Et toi, pourquoi te penches-tu par ta porte ?
La Première Vieille. — Moi ? Je chante en moi-même et m’adresse à Epigénès, mon ami.
La Jeune Fille. — Tu as donc un autre ami que Gérès ?
La Première Vieille. — Oui, il le montrera, à toi aussi ; car il ne tardera pas à venir chez moi. Le voici, en effet, lui-même.
La Jeune Fille. — Ce n’est pas de toi, fléau, qu’il a besoin.
Aristophane, L’Assemblée des femmes, v. 877-935,
ed. & trad. Victor Coulon et Hilaire Van Daele,
Paris, Les Belles Lettres, CUF, 1972.
La dimension comique de ce texte réside en premier lieu dans la voix des femmes et la manière qu’elles ont de communiquer, à travers une chanson lente et trainante, à la mode ionienne, ce qui vaut ridiculisation du parler féminin. Il y a une insistance toute particulière sur ce mode de communication qui dépasse la simple métrique grecque puisqu’en amont de l’extrait traduit il est question de μελύδριον, d’ᾄδουσα et d’ἀντᾴσομαι, des termes qui se rattachent directement au lexique du chant. C’est également un moyen d’attirer l’attention sur la thématique du spectacle : peut-être s’agit-il alors de mettre en avant que c’est un spectacle féminin qui prend place. La seule référence culturelle évoquée est d’ailleurs la poétesse Sappho, citée in extenso aux v. 913 (μόνη δ᾽ αὐτοῦ λείπομ᾽), signe qu’il y a une concentration toute particulière sur le féminin.
Outre la thématique récurrente de l’opposition entre la jeunesse et la vieillesse, que représentent les deux voix féminines qui s’opposent dans cet extrait, entrent en définitive en opposition deux femmes qui sont rattachées par le dramaturge à une identité commune, celle d’un certain appétit sexuel, parce qu’elles appellent de tous leurs vœux une union charnelle. En effet, dans la suite de la scène, d’autres vieilles femmes entrent en scène et toutes ont uniquement la bagatelle à la bouche comme si, en saturant le langage, les relations sexuelles saturaient ainsi les relations des femmes. L’amour physique apparaît alors comme le seul souci des femmes, ce qui pervertit leur langage, comme on le retrouve avec le nom d’Orthagoras, surnom donné à un godemichet, ou encore avec l’action de « faire labda à la mode des Lesbiens », c’est-à-dire de lécher ou de sucer, selon la pratique sexuelle choisie. En outre, alors que dans la pièce, les femmes qui se sont engagées en politique ont essayé d’œuvrer pour le bien commun, les identités féminines de la jeune fille et de la vieille femme sont essentiellement présentées comme ayant recours au pire des vocabulaires au sein d’une joute verbale, et tout cela pour un simple homme.
Notons que le traducteur a fait preuve d’une grande chasteté pour traduire ἐκπέσοι σου τὸ τρῆμα, (« puisse choir ton étui », v. 906, que l’on pourrait rendre par « que ton orifice te lâche ») ce qui dit une forme d’ambivalence dans la perception du féminin par le masculin et enjoint à s’interroger sur le prisme d’écriture d’Aristophane, un homme décrivant au théâtre des rapports entre femmes, elles-mêmes jouées sur scène par des hommes. La complétude de l’identité féminine reste alors à interroger afin de voir s’il s’agit de cautionner une perception particulièrement sexiste des femmes ou si, au contraire, en accentuant avec beaucoup d’ampleur les stéréotypes de genre que remettent en cause les déguisements, Aristophane attire l’attention sur la vision genrée que les hommes peuvent avoir à la fois de la voix – un chant traînant –, de l’apparence et des intérêts qui fondent l’identité féminine. Une telle perspective reste à explorer plus avant, dans la cité grecque, parmi l’œuvre d’Aristophane.
Adrien Bresson et Blandine Demotz
[1] Sandra Boehringer et Violaine Sebillotte Cuchet, Hommes et femmes dans l’Antiquité grecque et romaine, Paris, Armand Colin, 2011.