Anthrogyne et androcène – Parure et posture

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Le grec ancien a deux mots, bien distincts, pour distinguer l'être humain (anthropos) et l'homme, conçu comme être masculin (andros). La femme (gunè) est donc un anthropos au même titre que l'andros. Pour autant, les civilisations anciennes, dans leurs mythes notamment, ne manquent pas de mettre en scène des entités détachées de tout genre, ou au contraire aux genres pluriels, parfois androgynes, ou au-delà. Sont-elles alors à percevoir comme anthrogynes, dépassant le stade de la masculinité et faisant route vers l'humain, au sein même de sociétés androcènes, et donc patriarcales ? En étudiant les rapports de genre parmi les textes et les représentations anciennes, de l'Antiquité à sa réception contemporaine, Adrien Bresson et Blandine Demotz invitent à repenser les représentations stéréotypées du masculin, du féminin et du neutre.

En comparaison de la comédie grecque dite ancienne d’Aristophane, le poète comique latin Plaute (254-184 avant notre ère), que l’on considère comme le premier représentant du théâtre comique à Rome dont nous ayons conservé trace, ne s’en remet nullement aux mêmes formes d’intrigue. Quand Aristophane, aux Ve-IVe siècles avant notre ère, s’inscrivait dans un présent politique, Plaute, quant à lui, se rapproche de la comédie nouvelle du comique grec Ménandre qui a, une petite cinquantaine d’année avant lui, popularisé une comédie centrée sur des intrigues que l’on rapporte généralement à la vie quotidienne. Observer les comédies de Plaute en miroir des pièces grecques étudiées au cours des précédentes chroniques permet de mettre en parallèle, au cours du même siècle – en ce qui concerne Ménandre et Plaute – des considérations plurielles du genre féminin, distinguées par l’aire géographique, mais rapprochées par le genre littéraire dans lequel elles s’inscrivent.

La pièce de Plaute intitulée le Poenulus (le Carthaginois) est entre autres célèbre parce qu’elle contient des traces de texte en langue punique – la langue des Carthaginois situés au nord de l’Afrique –, transcrite en caractères latins. Ces paroles en punique sont prononcées par Hannon, un Carthaginois qui apparaît dans la pièce. L’une des particularités du Poenulus réside également dans sa transmission, par le biais d’une tradition manuscrite très uniforme dans l’ensemble, sauf pour la fin de la pièce, qui nous est parvenue avec d’importantes variations. Cela ne produit cependant pas de véritable changement dans la résolution de l’intrigue. Dans son ensemble, le Poenulus peut être ainsi résumé : Agorastoclès, lorsqu’il avait sept ans, a été kidnappé à Carthage. C’est un vieillard détestant les femmes qui l’a acheté, puis adopté, et en a fait son héritier. En parallèle, deux cousines d’Agorastoclès, Adelphasie et Antérastile, ont été enlevées avec leurs nourrices, puis achetées par le leno Lycus, un proxénète, personnage récurrent des comédies nouvelles. Agorastoclès, devenu grand et ignorant qu’Adelphasie est sa cousine, souhaite vivement la prendre pour femme parce qu’il en est grandement amoureux. Toutefois, le leno Lycus ne daigne pas accéder à sa demande et semble prendre un plaisir tout à fait appuyé dans le fait de refuser les sollicitations d’Agorastoclès. Ce dernier, avec l’aide de son esclave Milphion, tente de mettre en place une ruse pour parvenir à ses fins : il cherche à piéger Lycus avec de l’or, car le leno en raffole. Agorastoclès tente donc de cacher son or chez Lycus et de le faire accuser de vol, pensant ainsi pouvoir s’unir à Adelphasie. À la fin de la pièce, Hannon, le Carthaginois, père des deux sœurs et oncle d’Agorastoclès, arrive. Il est l’élément de résolution, retrouvant ses filles, mais également son neveu, puisqu’Agorastoclès n’est autre que le fils de son défunt frère. Dans l’extrait qui nous intéresse, situé au début de la pièce, Adelphasie et sa sœur Antérastile partagent la scène et dialoguent toutes deux, affirmant ainsi une voix et une identité féminines propres, sans souffrir la confrontation avec les hommes, alors absents. Le cœur de leur propos constitue une critique de la parure des femmes :

Adelphasium. – Negoti sibi qui uolet uim parare,
nauem et mulierem haec duo comparato.
Nam nullae magis res duae plus negoti
habent, forte si occeperis exornare,
neque umquam satis hae duae res ornantur,
neque eis ulla ornandi satis satietas est.
Atque haec ut loquor, nunc domo docta dico.
Nam nos usque ab aurora ad hoc quod diei est,
[Postquam aurora inluxit, numquam concessauimus[1]]
ex industria ambae numquam concessamus
lauari aut fricari aut tergeri aut ornari,
poliri expoliri, pingi fingi ; et una
binae singulis quae datae nobis ancíllae,
ea<e> nos lauando, eluendo operam déderunt ;
aggerundaque aqua sunt uiri duo defessi.
Apage sis ; negoti quantum in muliere una est !
Sed uero duae, sat scio, maxumo uni
poplo cuilubet plus satis dare potis sunt,
Quae noctes diesque omni in aetate semper
ornantur, lauantur, tergentur, poliuntur.
Postremo modus muliebris nullus est ;
neque umquam lauando et fricando scimus facere neniam.
[Nam quae lauta est, nisi perculta est, meo quidem animo quasi inluta est.]

Anterastilis. – Miror equidem, soror, te istaec sic fabulari,
quae tam callida et docta sis et faceta.
Nam quom sedulo munditer nos habemus,
uix aegreque amatorculos inuenimus.

Ad. – Ita est. Verum hoc unum tamen cogitato :
modus omnibus rebus, soror, optimus est habitu ;
nimia omnia nimium exhibent negoti hominibus ex se.

Ant. – Soror, cogita, amabo, item nos perhiberi
quam si salsa muriatica esse autumantur :
[sine omni lepore et síne suauitate]
nisi multa aqua usque et diu macerantur,
olent, salsa sunt, tangere ut non uelis.
Item nos sumus,
[eius seminis mulieres sunt.]

Adelphasie. – Qui veut se donner quantité d’embarras n’a qu’à se procurer deux choses, un vaisseau et une femme. Car il n’y a rien au monde qui donne plus d’embarras que ces deux choses, une fois qu’on s’est mis à les parer. Jamais ces deux choses ne sont suffisamment parées, jamais il n’y a de moyens suffisants pour les parer suffisamment. Si je le dis, c’est que maintenant je le sais par ma propre expérience. Depuis l’aurore jusqu’à l’heure qu’il est [depuis les premières lueurs de l’aurore, nous n’avons pas cessé un moment] nous n’avons eu toutes les deux qu’une occupation, nous n’avons pas cessé un moment de nous laver, de nous frotter, nous essuyer, nous équiper, nous polir, nous repolir, nous farder, nous pomponner ; et encore avait-on donné à chacune de nous deux servantes qui ont passé tout leur temps à nous laver, à nous relaver, sans compter deux hommes qui se sont éreintés à nous apporter de l’eau. Ne m’en parlez pas, voulez-vous ? Que d’embarras peut donner une femme ! Mais par exemple deux, j’en suis certaine, sont capables de donner à tout un peuple, si grand soit-il, plus d’occupation qu’il ne lui en faut. Nuit et jour, elles passent toute leur vie, sans répit, à se parer, se laver, s’essuyer, se polir. Enfin, les femmes n’ont aucune mesure : et pour ce qui est de nous laver, de nous frotter, nous ne savons jamais nous arrêter. [Car une femme peut être bien lavée, si elle n’est soignée dans tous les détails, c’est à mon avis comme si elle n’était pas lavée].

Antérastile. – Vraiment je m’étonne, ma sœur, de t’entendre parler de la sorte, toi qui as tant d’expérience, tant de science, et tant d’esprit. Tu sais pourtant que malgré tous nos efforts pour être élégantes, nous avons toutes les peines du monde à trouver quelques pauvres petits galants.

Adelphasie. – C’est vrai. Mais songe pourtant à ceci : la mesure en toutes choses, ma sœur, est très bonne à garder ; tout excès entraîne après soi d’excessifs ennuis.

Antérastile. – Ma sœur, songe, je te prie, qu’on juge de nous comme du poisson salé : [il n’a rien qui attire, rien qui plaise] ; si on ne le fait tremper longtemps et à grande eau, il sent, il est salé, au point qu’on ne voudrait pas y toucher. Ainsi en est-il de nous [et les femmes sont du même acabit] : elles n’ont ni saveur ni attrait, si elles ne se parent à grands frais.

 

Plaute, Comédies. Tome V : Poenulus,  v. 210-245,
ed. et trad. Alfred Ernout,
Paris, Les Belles Lettres, CUF, 1938.

Observer les noms des personnages permet d’abord d’identifier les deux forces en présence sur la scène, à savoir deux figures féminines qui ne portent pas le même discours, ce que l’étude des noms qui sont les leurs permet de saisir. Adelphasie est composé du grec ἀδελφή (adelphè), « la sœur », et de -phasie, à rapprocher du verbe φημί (phèmi), qui signifie « parler », en grec. Elle est donc la sœur qui parle, de manière générale, et surtout celle qui parle avec sa sœur, car c’est bien l’une de ses principales interlocutrices, alors même qu’Agorastoclès, son prétendant, n’aurait qu’un seul souhait tout au long de la pièce, qu’elle lui accorde bien davantage d’attention, ce à quoi elle se refuse.

Dans le nom d’Antérastile apparaissent également deux termes grecs : le verbe ἀντεράω (antéraô) qui signifie « être rival en amour », et le nom στίλη (stilè), « la goutte d’eau ». Son nom la matérialise donc comme la goutte d’eau qui s’instille dans la relation qui pourrait éclore entre sa sœur et Agorastoclès, notamment parce qu’elle refuse de la servir. Les deux sœurs, par leurs noms, représentent deux réalités caractéristiques du genre féminin à Rome. La première est considérée comme une sœur, elle est vue à travers le prisme de la famille : même si Agorastoclès en est épris, son nom illustre dès l’origine qu’elle n’est pas accessible sur le plan amoureux puisqu’elle reste cantonnée au domaine familial. Par opposition, dans le nom d’Adelphasie est mentionné l’amour, même si elle n’est pas elle-même l’objet de transports amoureux dans le cadre de la pièce. L’on peut donc remarquer la projection de perceptions caractéristiques de stéréotypes de genre concernant les femmes : soit sœur, soit amante.

La scène oppose deux personnages féminins exposant, de manière emphatique, deux visions opposées du rapport des femmes à la parure. L’on peut repérer un acte d’accusation de la part d’Adelphasie à l’égard de la parure, comme on le voit à travers les nombreux outils rhétoriques qu’elle emploie : accumulations et énumérations des mêmes termes répétés en liste ; comparaisons peu glorieuses pour les femmes, rapprochées de navires. De longues comparaisons ainsi développées à ce sujet rappellent l’existence de mécanismes littéraires analogues en épopée ou en tragédie. En conséquence, l’emploie d’un style élevé pour comparer des femmes à des bateaux est porteur d’un effet comique particulier, préparant une seconde comparaison, celle des femmes et des poissons. Par ailleurs, par la voix de ce personnage, se produit une réification de la femme et des activités qu’elle conduit. En effet, les femmes sont désignées comme res, dans l’extrait observé, c’est-à-dire comme des « choses ». En outre, Adelphasie insiste particulièrement sur les différentes actions accomplies par les femmes afin de favoriser la parure, attirant l’attention sur une forme certaine de futilité. Ainsi, elle incarne, par son nom, les valeurs familiales liées à la fidélité et au sérieux, ce qui ne semble pas vraiment compatible avec la notion de parure.

Par opposition, Antérastile, dont le nom est marqué par le charme de l’amour, envisage la parure de manière positive, comme on peut le voir avec la comparaison humoristique qu’elle propose entre la femme et du poisson salé : l’un comme l’autre auraient, selon elle, besoin de nombreux soins particuliers avant d’être agréables et présentables. Il y a en même temps, dans ce propos, porté par la voix d’une femme, une dépréciation de la nature féminine, au bénéfice de la parure, qui permettrait d’aller contre un naturel peu agréable et peu gracieux. L’on peut toutefois s’interroger sur l’identité de la personne qui porte ce propos : certains des verbes qu’elle emploie pour s’exprimer, dans sa dernière réplique, au sein de cet extrait, sont au passif comme autumantur (« on juge »). Antérastile rapporte ainsi une parole qui paraît répandue au sujet des femmes – par les hommes ? par la société dans son ensemble –, ou peut-être davantage au sujet des courtisanes qu’elles sont encore à ce moment de la pièce, avant de découvrir leur véritable identité de femmes libres.

L’opposition de ces deux visions est certainement à remettre dans le contexte de la loi Oppia votée à Rome en 215 avant notre ère et qui établit que les femmes ne peuvent pas avoir sur elles plus d’une demi-once d’or, mais encore qu’elles ne peuvent pas porter de vêtements trop colorés : c’est une manière de les contraindre à limiter leur parure afin qu’elles se comportent en mères de famille avant tout. S’engage donc, entre Adelphasie et Antérastile, un débat qui est à mettre en rapport avec la loi Oppia, votée quelques temps avant l’écriture de la pièce. Ainsi, deux identités féminines opposées portent deux voix divergentes, l’une positive, l’autre négative, sur la condition féminine. Le mérite du Poenulus, de ce point de vue, est d’enjoindre à un tel questionnement, afin de penser la place, le rôle et les conditions de possibilité du féminin, ce que toutes les comédies romaines sont bien loin de faire, traitant la plupart du temps les femmes comme de simples ressorts de l’action comique.

En comparaison avec la comédie grecque, observée au cours des précédentes chroniques, il apparait qu’il y a chez Plaute une plus grande liberté du féminin sur scène que chez Ménandre. Il est possible, pour les femmes, de présenter des identités variées, ainsi qu’une réflexion, sans que la femme soit l’agent de la subversion et de la remise en cause politique, comme nous avions pu le voir chez Aristophane. Il faut toutefois ne pas perdre de vue le fait que le Poenulus est une pièce écrite par un homme, jouée par des hommes, incarnant des rôles féminins, de telle sorte que des biais de genre ne sont certainement pas absents. Sur le plan de la scénographie, l’on peut tout à fait imaginer Antérastile figurant la femme stéréotypée. Par opposition, la réflexion négative d’Adelphasie sur la parure, pensant en mère de famille romaine, serait à mettre en lien avec sa nature ambivalente de femme jouée par un homme : doit-on supposer que c’est son essence masculine qui lui permettrait d’élever quelques instants sa réflexion, ce dont elle ne serait peut-être pas capable sinon ? Ou bien que son discours est justement celui que les hommes voudraient voir mis en avant par une femme ? Le rapport aux voix et aux identités féminines en études de genre est en effet très complexe et particulièrement ambivalent.

Adrien Bresson et Blandine Demotz

 


[1] Les passages entre crochets représentent les interpolations qui existent entre les différents manuscrits. L’éditeur place entre crochets les passages qu’il considère comme inauthentiques, se fiant ainsi davantage à une tradition manuscrite plutôt qu’à une autre. Les interpolations ainsi signalées constituent en général la répétition d’un propos déjà prononcé, créant une évidente redondance.

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