Un nouvel extrait de L'Affaire Agathonisi, notre polar de l'été, à retrouver en lecture intégrale ICI.
Femmes en colère
Vous savez, pour moi, dit Angela, les choses sont assez simples : les gens lisent s’ils en ont la capacité et s’ils en ont envie. Ils en ont la capacité si des institutions politiques ou religieuses organisent correctement l’enseignement de la lecture. Vous reconnaîtrez qu’aujourd’hui la culture industrielle se prête peu à la formation intellectuelle. Elle préfère le consommateur au citoyen. Quant aux religieux, en dehors de la formation de leurs cadres, ils préfèrent un croyant bien docile à un rebelle doué de conscience politique et d’esprit critique.
– Mais nous sommes bien d’accord, s’écria Georges...
– Non, poursuivit Angela : des gens comme nous n’ont ni le pouvoir ni le droit de se mêler de promouvoir la lecture. En plus, quelle illusion ! Qu’est-ce que vous allez mettre dans vos bouquins, des leçons de morale ? C’est bien l’arrogance petite- bourgeoise...
Bonne mère, on y est, gémit Georges intérieurement, après le cours, on va se payer la motion du politburo... Angela continuait :
– Quant au désir du public... il faut qu’il ait le temps, d’abord, le public, il faut même qu’il s’ennuie, et – deuxio – il faut qu’il retire de cette activité, car c’est une activité, la lecture, une image valorisante de lui-même. Or vous savez comme moi que la culture industrielle occupe tout le temps de cerveau disponible de la plupart des gens qui pourraient lire et que l’image reçue de la lecture s’est beaucoup détériorée. Demandez à des ados, c’est pour eux un truc d’intellos, en clair, un passe-temps de pédés, ou un truc de filles, ce qui revient au même.
Georges allait souligner une contradiction entre ce constat pessimiste d’un public manipulé et l’idée que le “peuple” a toujours raison, mais c’est Claire qui leva le doigt pour intervenir. Sa voix tremblait.
– Tout cela, c’est de la théorie. Moi, j’ai des clients, en majorité des clientes, je veux bien l’admettre. Ce qu’elles veulent, c’est participer à la vie. Je pèse mes mots. La lecture, ce n’est pas seulement un divertissement, c’est un acte. Là-dessus, Angela a raison, un acte où elles engagent leurs rêves, leurs désirs, leurs questions... Jamais elles ne se contenteront d’un film, si bon soit-il, ou d’un jeu vidéo. Elles veulent des personnages et des histoires, et surtout des mots, des mots précis, des mots justes, qui les aident à clarifier leurs idées, des mots qu’elles puissent resservir, où elles puissent investir une part d’elles-mêmes, vous comprenez cela ? L’héroïne, c’est celle qu’a prévue l’auteur, mais c’est aussi elles, les lectrices, vous comprenez ? Fifty fifty...
Claire était toute rouge. Georges jugea qu’il était trop tôt pour engager un pareil débat et ramena la discussion sur le vent, le Meltemi, qui pouvait souffler des jours entiers...