Un nouvel extrait de L'Affaire Agathonisi, notre polar de l'été, à retrouver en lecture intégrale ICI.
Le projet Agathonisi et Gabriel, le vieil ami qui lève les yeux au ciel
Un colloque pratique, telle était l’idée. Discuter de cette littérature-là, mais en la faisant.
Un jour qu’il évoquait le projet, à la Closerie des Lilas, avec un de ses très vieux amis, tous les deux attablés devant un coq au vin et une bouteille de Pommard, son convive s’était écrié :
– D’accord, d’accord, ne t’énerve pas, mais pour quoi faire, bon sang ?
C’était un ancien collègue et concurrent de son père. Un homme âgé, chauve et obèse, qui prenait un air scandalisé quoi qu’on dise. Il avait pris Georges en amitié, sinon en amour, et s’était passionnément investi dans les démêlés de ce dernier avec son paternel, au moment de l’adolescence et après. Georges avait pour lui des sentiments mêlés. C’était une langue de p...., sans aucun doute, mais qui avait un véritable attachement pour le fils de son ennemi, et pouvait être de très bon conseil.
– Tu demandes pourquoi ?
Le vieux Gabriel poussa un profond soupir.
– Oui, mon chéri, je te de-man-de pour quoi faire, elle est bizarre, ma question ?
Il articulait chaque syllabe en levant les yeux au ciel. Plus qu’agacé, d’autant plus qu’il ne se sentait pas vraiment à l’aise dans ses bottes, Georges avait grommelé qu’on ne trouvait personne pour écrire ce genre de bouquins, qu’il ne publiait plus quant à lui que des traductions de textes faits, et bien faits, d’ailleurs, d’après les règles enseignées dans les ateliers d’écriture américains, mais qu’on oubliait tout de suite. En plus, il le voyait bien, les gens lisaient de moins en moins, en tout cas les gens de la petite classe moyenne...
– OK d’accord, mais tu crois avoir trouvé la solution pour régler tous ces problèmes-là ? Vous vous mettez à cinq et pschiiit, boum, toc ! ça y est ! La crise de l’édition est terminée. Les gens renoncent à leur tablette et à leur smartphone et tes ventes retrouvent le niveau d’avant la crise qui n’en est pas une, entre parenthèses, puisqu’elle dure depuis quarante ans ? Mais au fait, qu’est-ce que vous allez pondre exactement, sur votre île, les cocos ? Des actes de colloque ?
– Ah, ça non! Sûrement pas!
– Alors c’est un roman à dix mains que vous voulez faire ? Tu crois que vous allez y arriver sans vous entretuer ?
Georges se gratta le nez pour dissimuler un sourire.
Dans le document signé par tous, l’objectif affiché était « de réfléchir ensemble, avec des points de vue différents issus d’expériences diversifiées et complémentaires, à la pratique et à l’avenir de la littérature destinée au public le plus large, à la fois dans une optique éditoriale et pour répondre à des questions d’ordre culturel et d’intérêt général ».
En se remémorant cette phrase, qu’il avait retournée dans tous les sens plusieurs fois sans jamais pouvoir l’améliorer, Georges se demandait comment, avec une prose pareille, il avait pu recruter des partenaires de qualité. Sa réputation, ou celle de sa maison, avaient dû emporter le morceau.
Pour être honnête, il fallait sans doute tenir compte aussi des petits à-côtés : quinze jours gratuits sur une île grecque, nourris logés, dans une maison très confortable, coupés du monde, c’est-à-dire isolés, mais tranquilles, avec deux heures de travail par jour « avant l’apéritif ».
On avait vu pire, comme travaux forcés.