À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.
Dans un monde épris d’apparence physique et de santé alimentaire, le mois de la détox arrive : en effet, pour un Romain, Februarius vient de februare « purifier », même si les slogans publicitaires nous rabâchent leur régime miracle à longueur d’année. L’idée n’est pas originale car les Anciens avaient déjà conscience du pouvoir des aliments sur la santé. L’érudit Celse (sous Tibère), esprit encyclopédique, reprenant les acquis de la médecine grecque, concentre dans un même ouvrage diététique, chirurgie et pharmacologie.
Vbi ad cibum uentum est, numquam utilis est nimia satietas, saepe inutilis nimia abstinentia : si qua intemperantia subest, tutior est in potione quam in esca. Cibus a salsamentis, holeribus similibusque rebus melius incipit; tum caro adsumenda est, quae assa optima aut elixa est. Condita omnia duabus causis inutilia sunt, quoniam et plus propter dulcedinem adsumitur, et quod modo par est, tamen aegrius concoquitur. Secunda mensa bono stomacho nihil nocet, in inbecillo coacescit. Si quis itaque hoc parum ualet, palmulas pomaque et similia melius primo cibo adsumit. Post multas potiones, quae aliquantum sitim excesserunt, nihil edendum est, post satietatem nihil agendum.
Quand on en vient au repas, il n’y a jamais avantage à se rassasier avec excès, et souvent une abstinence excessive est nuisible ; en cas d’intempérance, il y a moins de péril à boire qu’à manger. Il vaut mieux commencer le repas par des salaisons, des légumes et des produits semblables ; puis, il faut prendre de la viande, qui est la meilleure rôtie ou bouillie. Tous les plats aromatisés sont préjudiciables pour deux raisons, parce que leur douceur en fait consommer davantage, et que même en quantité raisonnable, ils se digèrent néanmoins avec quelque difficulté. Le dessert ne nuit en rien à un bon estomac, il s’aigrit dans un estomac faible. Par conséquent, si l’on n’est pas trop solide de ce côté, mieux vaut consommer au début du repas dattes, fruits et produits analogues. Après d’abondantes libations qui ont quelque peu outrepassé la soif, il ne faut rien manger ; une fois rassasié, il ne faut rien faire.
Celse, De la médecine, I, 2, 8-9, Traduction de G. Serbat, Paris, Les Belles Lettres, 1995
Pythagore au VIe s. avant notre ère, et sa secte (les écoles philosophiques proposaient autant des spéculations sapientiales qu’un mode de vie complet) serait l’un des précurseurs de la diététique et notamment des bienfaits d’un régime sans viande. Le grand Hippocrate s’empare du sujet pour en rédiger la théorisation dans le texte fondateur Régime (Diaita en grec, « genre de vie, vie frugale » donc notre régime) ouvrant des perspectives à une alimentation médicalisée pour de nombreux siècles (jusqu’à la Renaissance).
Dès ses origines, la diététique antique est holistique, prenant en compte la personne dans sa singularité (sur la théorie des humeurs, l’âge, le sexe), l’environnement (les saisons, le climat), les activités physiques, le sommeil, l’hygiène corporelle : le régime alimentaire devait être adéquate, au plus près de l’individu. À cette fin, étaient dressés de véritables catalogues d’aliments, et donc de tables pour un choix éclairé selon leurs vertus : la roquette, les oignons et les poireaux étaient censés réchauffer le corps, et la pastèque diurétique et purgative. La préoccupation majeure des diététiciens anciens était de veiller à la parfaite coction des aliments : ainsi, les crustacés, tels les homards, étaient difficiles à digérer. Un remède miracle permettait d’avoir raison de cet inconvénient digestif : rien de tel qu’une bonne tisane d’écorce de grenades et de résine de pin au vinaigre ! Si les recherches actuelles sur le jeûne nous apprennent que le corps humain est plus conçu pour la diète ou la privation de nourriture, la frugalitas était, chez les Romains, un aspect de la maîtrise de soi, au point que Pline l’Ancien (Histoire naturelle, XXII, 113-114) cite le centenaire Pollion Romilius qui s’attribue son grand âge à la consommation régulière du pain trempé dans du vin miellé. Mais ne nous y trompons pas : la réalité des régimes alimentaires, visible dans les textes épistolaires, moraux et satiriques, ne préoccupe que les élites. Néanmoins, le paysage diététique ancien nous déconcerte car notre diététique moderne n’interprète pas les aliments de la même façon. Les découvertes archéologiques nous montrent en outre que les aliments recouvrent des réalités socio-économiques différentes (les habitants de Pompéi se nourrissaient d’huîtres !). Ainsi la variété des régimes alimentaires dépendait davantage des ressources locales…
D’ailleurs, nous y revenons !
Christelle Laizé et Philippe Guisard