À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.
Notre époque, dans le sillage des années 60, voit les relations sociales se redéfinir, se recomposer, se métamorphoser, de façon surprenante, et toujours sous le vent de la liberté. C’est ainsi que les affinités, elles-mêmes, redessinent de nouveaux contours et de nouvelles combinaisons : l’affection, l’amitié, l’amour s’interpénètrent de façon protéiforme. Aristote, dans sa Rhétorique, dresse des typologies de caractères et des ressorts psychologiques pour que le discours vise mieux son public. Ce faisant, et conformément à la conception antique qui reliait l’amitié à l’amour, il évoque les mœurs de la jeunesse du IVe s. av. notre ère, toute pétrie d’amours tous azimuts.
Οἱ μὲν οὖν νέοι τὰ ἤθη εἰσὶν ἐπιθυμητικοί, καὶ οἷοι ποιεῖν ὧν ἂν ἐπιθυμήσωσι. Καὶ τῶν περὶ τὸ σῶμα ἐπιθυμιῶν μάλιστα ἀκολουθητικοί εἰσι ταῖς περὶ τὰ ἀφροδίσια καὶ ἀκρατεῖς ταύτης. Εὐμετάϐολοι δὲ καὶ ἁψίκοροι πρὸς τὰς ἐπιθυμίας, καὶ σφόδρα μὲν ἐπιθυμοῦσι ταχέως δὲ παύονται· ὀξεῖαι γὰρ αἱ βουλήσεις καὶ οὐ μεγάλαι, ὥσπερ αἱ τῶν καμνόντων δίψαι καὶ πεῖναι. Καὶ θυμικοὶ καὶ ὀξύθυμοι καὶ οἷοι ἀκολουθεῖν τῇ ὀργῇ. Καὶ ἥττους εἰσὶ τοῦ θυμοῦ· διὰ γὰρ φιλοτιμίαν οὐκ ἀνέχονται ὀλιγωρούμενοι, ἀλλ' ἀγανακτοῦσιν ἂν οἴωνται ἀδικεῖσθαι. Καὶ φιλότιμοι μέν εἰσιν, μᾶλλον δὲ φιλόνικοι· ὑπεροχῆς γὰρ ἐπιθυμεῖ ἡ νεότης, ἡ δὲ νίκη ὑπεροχή τις. Καὶ ἄμφω ταῦτα μᾶλλον ἢ φιλοχρήματοι· φιλοχρήματοι δὲ ἥκιστα διὰ τὸ μήπω ἐνδείας πεπειρᾶσθαι, ὥσπερ τὸ Πιττακοῦ ἔχει ἀπόφθεγμα εἰς Ἀμφιάραον.
Les jeunes gens sont par caractère enclins aux désirs et portés à faire ce qu’ils désirent. Entre les désirs corporels ils sont surtout asservis à ceux de l’amour, et impuissants à les maîtriser. Ils sont changeants et prompts au dégoût relativement à leurs désirs, et autant ces désirs sont véhéments, autant ils sont de courte durée ; car leurs volitions sont vives, mais sans force, comme la soif et la faim des malades. - Ils sont bouillants, emportés, enclins à suivre leur impulsion. Ils sont dominés par leur ardeur ; leur ambition ne leur permet pas de supporter le dédain, et ils s’indignent, s’ils croient subir une injustice. - Ils aiment les honneurs, mais plus encore la victoire ; car la jeunesse désire la supériorité, et la victoire est une supériorité. Ils ont ces deux ambitions plutôt que l’amour de l’argent ; ils aiment fort peu l’argent, parce qu’ils n’ont pas encore éprouvé le besoin, comme le porte l’apophtegme de Pittacus à l’adresse d’Amphiaraus.
Aristote, Rhétorique, Livre II, 1389a,
texte établi et traduit par M. Dufour,
Paris, Les Belles Lettres, 1967
À un moment où les idées de foyer, de famille et de couple mononucléaire périclitent, les relations prennent un nouveau mode, au point que des pays de plus en plus nombreux veulent donner une reconnaissance légale au lien amical. C’est que l’amitié échappe aux prescriptions sociales, est à géométrie variable tout comme l’intimité, et donc que, dans son aspect informel, elle est créditée d’une beauté et d’une liberté singulières. L’amitié gagne logiquement du terrain dans une société où relations de couples et de famille se réduisent. En effet, l’amitié est la plus libre de nos relations : elle est auto-suffisante, pas d’enfants en commun, pas de comptes joints, pas d’héritage en vue, pas de compte à rendre sur notre mode de vie, pas d’obligation morale. Bref, l’ami idéal n’existant pas, la norme est absente. Nos amis sont les garants de notre bien-être, de notre bonheur, de notre estime (c’est prouvé !). L’amitié présente aussi l’avantage de se recréer au fil du temps et de suivre les aspirations de notre âge. L’amitié remplit tellement notre existence qu’un véritable marché de l’amitié se met à exister : clubs d’amis, coach en amitié, location d’amis… Un indice parlant est la popularité des séries mettant en scène des amis : Friends, Sex and the City…
Pour reprendre les mots de Martin Buber, dans Moi et toi : n’est-il pas juste que « toute vraie vie est une rencontre ».
Christelle Laizé et Philippe Guisard