Chroniques anachroniques - Anti-morosité IX : « Vous les copains… »

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À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.

Malgré la prégnance des réseaux sociaux, ces deux années distanciées ont révélé la primauté de l’amitié sur la famille et même sur l’amour. Cette force cardinale de l’amitié est au cœur de la vie antique et de sa réflexion philosophique au point que, en plein déchirement des guerres civiles (juste après l’assassinat de César), le grand Cicéron lui consacre, par affection pure, un dialogue entier, en réponse à la demande de son ami de toujours, Atticus.

Talis igitur inter uiros amicitia tantas opportunitates habet, quantas uix queo dicere. Principio qui potest esse « uita uitalis », ut ait Ennius, quae non in amici mutua beneuolentia conquiescit? Quid dulcius quam habere quicum omnia audeas sic loqui ut tecum? Qui esset tantus fructus in prosperis rebus, nisi haberes, qui illis aeque ac tu ipse gauderet ? Aduersas uero ferre difficile esset sine eo, qui illas grauius etiam quam tu ferret. Denique ceterae res, quae expetuntur, opportunae sunt singulae rebus fere singulis : diuitiae, ut utare ; opes, ut colare ; honores, ut laudere, uoluptates, ut gaudeas ; ualetudo, ut dolore careas et muneribus fungare corporis. Amicitia res plurimas continet. Quoquo te uerteris, praesto est, nullo loco excluditur, numquam intempestiua, numquam molesta est. Itaque non aqua, non igni, ut aiunt, locis pluribus utimur, quam amicitia. Neque ego nunc de uulgari aut de mediocri, quae tamen ipsa et delectat et prodest, sed de uera et perfecta loquor, qualis eorum, qui pauci nominantur, fuit. Nam et secundas res splendidiores facit amicitia et aduersas partiens communicansque leuiores.

Donc, quand elle lie de tels hommes, l’amitié offre des avantages si grands que je peux à peine déterminer leur importance. D’abord, comme dit Ennius, comment peut-elle être « vivable à vie » qui ne trouve pas l’apaisement dans les sentiments partagés avec un ami ? Quoi de plus agréable que d’avoir quelqu’un à qui nous osons tout confier comme à nous-mêmes ? Quel profit tirerions-nous du bonheur si nous n’avions personne qui pût s’en réjouir aussi bien que nous ? Et il serait difficile de souffrir l’adversité sans un compagnon capable d’en souffrir encore plus que nous. Enfin tous les biens que l’homme recherche ne présentent guère chacun de son côté qu’un avantage particulier : la richesse procure des moyens d’action ; les ressources, de la considération ; les honneurs, des louanges ; les plaisirs, de l’agrément ; la santé, l’absence de douleur et la pleine disposition de nos forces physiques. Mais l’amitié renferme des biens innombrables ! Où que nous allions, elle est à notre disposition ; il n’est point de lieu où elle n’ait sa place, de circonstance où elle gêne, où elle pèse ; ainsi l’eau et le feu, comme on dit, ne sont pas plus souvent utiles que l’amitié. Et je ne parle pas ici de l’amitié vulgaire et ordinaire, qui a pourtant elle aussi son charme et ses avantages ; je parle de l’amitié vraie, de l’amitié parfaite, telle que l’ont connue les rares personnages que l’on cite. Car le bonheur devient plus brillant, grâce à l’amitié, et le malheur, qu’elle partage et répartit, plus léger.

Cicéron, L'Amitié, 22,
texte établi et traduit par F. Combès,
Paris, Les Belles Lettres, 2007

Dès l’origine, les Grecs ont conscience que l’amitié est à part entière une relation amoureuse, au même titre que l’érôs (amour physique), l’agapè (amour de l’humanité) ou la philia (amour en général). Par conséquent, la véritable amitié est de l’amour. Le sociologue allemand Niklas Luhmann parle même d’ «interpénétration humaine » pour l’amitié, dont la caractéristique essentielle  est l’autonomie et le libre choix. Elle n’a donc aucune règle. En effet, Aristote, dans son Éthique à Nicomaque (Livres VIII et IX) considère que l’amitié repose sur l’absence de contraintes, mais également sur l’absence d’intérêt. Si l’amitié guidée par l’intérêt se trouve chez les adultes, que l’amitié pour le plaisir se trouve répandue chez les jeunes, la véritable amitié est désintéressée au point de constituer des paires surprenantes. La psychologue américaine Sherry Turkle décrit notre vie amicale comme une « présence absente et une absence présente ». Même si la présence physique de l’ami n’est pas indispensable, elle n’en est pas moins irremplaçable. Ainsi, la psychologie contemporaine a montré les vertus de l’amitié pour combler la solitude, mais aussi pour gagner en confiance en soi. Est-ce à dire que « qui se ressemble s’assemble » ? Des études neurophysiologiques ont montré que, au-delà de la connivence et de la sympathie, les amis conçoivent le monde de manière similaire. Néanmoins, il s’avèrerait que, au-delà de 25 ans, nous ayons de moins en moins d’amis…voire !

Qui ne se souvient des amitiés mythiques ? Achille et Patrocle, et plus proches de nous, Michel de Montaigne et La Boétie : « nous étions à moitié de tout », sans lui « il me semble n’être plus qu’à demi ».

 

Christelle Laizé et Philippe Guisard

 

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