À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.
Nos standards d’hyper activité, nos journées chargées, le rythme perturbé de l’année écoulée ont multiplié insomnies et troubles du sommeil au point que la France est le troisième marché mondial de produits aidant au dormir. L’occasion de réveiller cette bonne vieille figure d’Hypnos, dont l’une des premières apparitions se trouve chez Homère, dans l’Iliade. Ce sommeil, qui influe sur les hommes comme sur les dieux.
ἣ μὲν ἔβη πρὸς δῶμα Διὸς θυγάτηρ Ἀφροδίτη,
Ἥρη δ᾽ ἀΐξασα λίπεν ῥίον Οὐλύμποιο,
Πιερίην δ᾽ ἐπιβᾶσα καὶ Ἠμαθίην ἐρατεινὴν
σεύατ᾽ ἐφ᾽ ἱπποπόλων Θρῃκῶν ὄρεα νιφόεντα
ἀκροτάτας κορυφάς· οὐδὲ χθόνα μάρπτε ποδοῖιν·
ἐξ Ἀθόω δ᾽ ἐπὶ πόντον ἐβήσετο κυμαίνοντα,
Λῆμνον δ᾽ εἰσαφίκανε πόλιν θείοιο Θόαντος.
ἔνθ᾽ Ὕπνῳ ξύμβλητο κασιγνήτῳ Θανάτοιο,
ἔν τ᾽ ἄρα οἱ φῦ χειρὶ ἔπος τ᾽ ἔφατ᾽ ἔκ τ᾽ ὀνόμαζεν·
Ὕπνε ἄναξ πάντων τε θεῶν πάντων τ᾽ ἀνθρώπων,
ἠμὲν δή ποτ᾽ ἐμὸν ἔπος ἔκλυες, ἠδ᾽ ἔτι καὶ νῦν
πείθευ· ἐγὼ δέ κέ τοι ἰδέω χάριν ἤματα πάντα.
κοίμησόν μοι Ζηνὸς ὑπ᾽ ὀφρύσιν ὄσσε φαεινὼ
αὐτίκ᾽ ἐπεί κεν ἐγὼ παραλέξομαι ἐν φιλότητι.
δῶρα δέ τοι δώσω καλὸν θρόνον ἄφθιτον αἰεὶ
χρύσεον· Ἥφαιστος δέ κ᾽ ἐμὸς πάϊς ἀμφιγυήεις
τεύξει᾽ ἀσκήσας, ὑπὸ δὲ θρῆνυν ποσὶν ἥσει,
τῷ κεν ἐπισχοίης λιπαροὺς πόδας εἰλαπινάζων.
τὴν δ᾽ ἀπαμειβόμενος προσεφώνεε νήδυμος Ὕπνος·
Ἥρη πρέσβα θεὰ θύγατερ μεγάλοιο Κρόνοιο
ἄλλον μέν κεν ἔγωγε θεῶν αἰειγενετάων
ῥεῖα κατευνήσαιμι, καὶ ἂν ποταμοῖο ῥέεθρα
Ὠκεανοῦ, ὅς περ γένεσις πάντεσσι τέτυκται·
Ζηνὸς δ᾽ οὐκ ἂν ἔγωγε Κρονίονος ἆσσον ἱκοίμην
οὐδὲ κατευνήσαιμ᾽, ὅτε μὴ αὐτός γε κελεύοι.
Puis la fille de Zeus, Aphrodite, rentre en sa demeure, tandis qu’Héré, d’un bond, quitte la cime de l’Olympe. Elle se pose en Piérie et dans l’aimable Émathie, pour s’élancer ensuite vers les chaînes neigeuses des Thraces cavaliers, aux cimes hautes entre toutes. Ses pieds ne touchent pas le sol. De l’Athos elle va vers la mer houleuse et arrive enfin à Lemnos, la cité du divin Thoas. Elle y trouve Sommeil, frère de Trépas. Elle lui prend la main ; elle lui parle, en l’appelant de tous ses noms :
« Sommeil, roi de tous les dieux, roi de tous les hommes, tu as déjà prêté l’oreille à ma voix : cette fois encore, entends-moi, et je t’en saurai gré chaque jour à venir. Je t’en supplie, endors sous ses sourcils les yeux brillants de Zeus, dès que je serai étendue amoureusement dans ses bras. Je te donnerai en échange un présent, un beau siège, indestructible, en or. C’est mon fils, Héphæstos le Boiteux, qui le fabriquera et l’ouvrera lui-même. Au-dessous il mettra un appui pour tes pieds, et tu y pourras poser tes pieds luisants pendant les festins. »
Le doux Sommeil en réponse lui dit :
« Héré, déesse auguste, fille du grand Cronos, s’il s’agissait d’un autre des dieux éternels, je l’endormirais aisément, fût-ce même le cours du fleuve Océan, père de tous les êtres. Mais Zeus, fils de Cronos, je ne le puis ni approcher ni endormir, s’il ne me l’ordonne lui-même. »
Homère, Iliade, XIV, v. 224-248,
texte établi et traduit par P. Mazon,
Paris, Les Belles Lettres, 1937
Sa généalogie permet de situer Hypnos, non pas du côté agréable de l’endormissement, mais comme une sorte de coma : pour appartenir à la nombreuse et terrible descendance de Nyx, il n’est ni plus ni moins que le frère jumeau de Thanatos (dont les cultes sont même associés dans certains temples), et le père de Morphée, dieu des rêves.
Le sommeil a une fonction certes reposante mais, pour le bon fonctionnement du corps, physique et psychique, il a une fonction reconstituante : au cours de notre sommeil lent et profond, nous produisons l’hormone de croissance pour grandir, cicatriser, créer des cellules, fixer les souvenirs, fabriquer les gamètes, diminuer les taux de sucre et de graisses, en un mot, rester en bonne santé.
S’il dépend de la génétique (clivage entre couche-tôt et couche-tard, et pas des plates-formes de films ou de jeux !), le sommeil est aussi une affaire de culture. Ainsi, avant la révolution industrielle, la plupart des gens dormait en deux fois : il était de coutume de se coucher vers 9h ou 10h du soir, de dormir 3 heures et de se réveiller aux alentours de minuit. Pendant 1 heure (temps que l’on appelait le « dorveille »), on accomplissait différentes tâches avant de retourner se coucher (couper du bois, regarder le ciel, procréer…). C’est le sommeil dit biphasique. La plupart des familles (sauf les aristocrates) dormait dans la même pièce, sur le même matelas ou lit de paille (un proverbe italien conseille même : « quand la nuit est froide, choisis la place du milieu »). C’était un gain de place, d’argent et un réconfort.
C’est l’arrivée de la lumière nocturne dans les villes qui a retardé l’heure du couchage et modifié les rythmes diurnes : chaque lampe allumée est une drogue qui affecte notre sommeil naturel. Pire est la lumière bleue émise (par tous nos écrans) qui empêche la sécrétion de la mélatonine.
Si sommeil n’est plus tenu pour un dieu, le marchand de sable est dans de beaux draps et les moutons n’ont pas fini d’être comptés !
Christelle Laizé et Philippe Guisard