À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.
En quelques années, la fête anglo-saxonne d’Halloween s’est progressivement ancrée avec son folklore de citrouilles, de costumes joyeusement macabres, ses rituels endiablés, à la lumière des bougies nocturnes. Toute cette agitation pour conjurer le mauvais œil et écarter fantômes et revenants. Pline le Jeune s’est penché sur le sujet dans une longue missive adressée à Sura, car ces phénomènes paranormaux entraient dans les préoccupations des Romains de cette époque, notamment des naturalistes (Cf. Sénèque, Questions naturelles et Pline l’Ancien, Histoire naturelle). Pline le Jeune veut savoir «si, lui écrit-il, tu crois que les fantômes existent, ont une forme qui leur appartienne en propre et quelque puissance ou bien si, étant sans consistance et sans réalité, ils ne reçoivent une apparence que de nos frayeurs. » Mais laissons-le nous effrayer…
Erat Athenis spatiosa et capax domus, sed infamis et pestilens. Per silentium noctis sonus ferri, et, si attenderes acrius, strepitus uinculorum longius primo, deinde e proximo reddebatur : mox apparebat idolon, senex macie et squalore confectus, promissa barba horrenti capillo ; cruribus compedes, manibus catenas gerebat quatiebatque. Inde inhabitantibus tristes diraeque noctes per metum uigilabantur ; uigiliam morbus et crescente formidine mors sequebatur. Nam interdiu quoque, quamquam abscesserat imago, memoria imaginis oculis inhaerebat, longiorque causis timoris timor erat. Deserta inde et damnata solitudine domus totaque illi monstro relicta ; proscribebatur tamen, seu quis emere seu quis conducere ignarus tanti mali uellet. Venit Athenas philosophus Athenodorus, legit titulum auditoque pretio, quia suspecta uilitas, percunctatus omnia docetur ac nihilo minus, immo tanto magis conducit. Vbi coepit aduesperascere, iubet sterni sibi in prima domus parte, poscit pugillares, stilum, lumen ; suos omnis in interiora dimittit, ipse ad scribendum animum, oculos, manum intendit, ne uacua mens audita simulacra et inanes sibi metus fingeret. Initio, quale ubique, silentium noctis, dein concuti ferrum, uincula moueri. Ille non tollere oculos, non remittere stilum, sed offirmare animum auribusque praetendere. Tum crebrescere fragor, aduentare et iam ut in limine, iam ut intra limen audiri. Respicit, uidet agnoscitque narratam sibi effigiem. Stabat innuebatque digito similis uocanti. Hic contra ut paulum exspectaret manu significat rursusque ceris et stilo incumbit. Illa scribentis capiti catenis insonabat. Respicit rursus idem quod prius innuentem, nec moratus tollit lumen et sequitur. Ibat illa lento gradu quasi grauis uinculis. Postquam deflexit in aream domus, repente dilapsa deserit comitem. Desertus herbas et folia concerpta signum loco ponit. Postero die adit magistratus, monet ut illum locum effodi iubeant. Inueniuntur ossa inserta catenis et implicita, quae corpus aeuo terraque putrefactum nuda et exesa reliquerat uinculis ; collecta publice sepeliuntur. Domus postea rite conditis manibus caruit.
Il y avait à Athènes une maison vaste et commode, mais mal famée et maudite. Pendant le silence de la nuit, un son métallique se faisait entendre ; prêtait-on l’oreille, un bruit de chaînes résonnait au loin d’abord, puis plus près ; ensuite apparaissait un spectre ; c’était un vieillard exténué de maigreur et en haillons avec une grande barbe et des cheveux hérissés. Il portait aux pieds des entraves, aux mains des fers qu’il agitait. Aussi les habitants passaient-ils des nuits sinistres et affreuses, privés de sommeil par l’effroi ; cette absence de sommeil amenait une maladie, puis, la frayeur allant croissant, la mort. Car, même en plein jour, quand l’apparition n’était plus là, leurs yeux en étaient obsédés et la crainte survivait aux motifs de crainte. En conséquence, la maison fut désertée, condamnée à l’abandon et laissée tout entière au fantôme. Elle était cependant affichée pour le cas où quelqu’un se trouverait à vouloir l’acheter ou la louer, dans l’ignorance d’une pareille tare. À Athènes, vint le philosophe Athénodore ; il lut l’affiche, sur le prix, dont la modicité le mit en éveil ; il s’informe, apprend tout, en dépit de quoi, ou plutôt à cause de quoi il la loue. À la tombée de la nuit, il se fait préparer un lit dans la partie antérieure de la maison, apporter de petites tablettes, un stylet, de la lumière ; il envoie tous ses gens au fond de la demeure, tandis que lui absorbe dans l’étude son attention, ses yeux, sa main, afin que l’imagination livrée à elle-même n’aille pas lui représenter des bruits de fantômes et de vaines craintes. D’abord, comme partout ailleurs le silence nocturne ; puis des coups sur du métal, un remuement de chaînes. Lui ne lève pas les yeux, ne lâche pas son stylet, mais s’obstine dans son attention et s’efforce de l’opposer aux perceptions de son oreille. Alors le bruit augmente, ne cesse d’approcher et à ce moment semble retentir sur le seuil, puis à l’intérieur du seuil. Il se retourne, voit et reconnaît l’apparition qu’on lui a décrite. Elle était là, dressée et faisant signe du doigt comme quelqu’un qui appelle. Le philosophe à son tour lui donne à entendre d’un geste qu’elle attende un peu et se penche de nouveau sur ses tablettes et son stylet. L’autre, au-dessus de sa tête, pendant qu’il écrivait, frappait ses fers. Se retournant, il voit encore l’apparition faire le même signe qu’auparavant et sans hésiter prend la lumière et la suit. Elle marchait lentement, comme alourdie par ses chaînes. Après qu’elle eut tourné pour arriver à la cour de la maison, subitement évanouie, elle laisse seul son compagnon. Une fois seul, celui-ci fait un tas d’herbes et de feuilles et marque exactement l’endroit. Le lendemain, il va trouver les magistrats et leur dit d’y faire creuser un trou. On trouve engagés et mélangés dans des fers des os que les chairs tombées en poussière par l’action du temps et l’humidité de la terre avaient laissés dépouillés et rongés au milieu des chaînes. Recueillis par l’initiative de l’administration, ils sont enterrés. Après cela la maison ne fut plus visitée par les Mânes désormais pourvus d’une sépulture en règle.
Pline le Jeune, Lettres, VII, 27,
texte établi et traduit par A.-M. Guillemin,
Paris, Les Belles Lettres, 1967
Dans l’Antiquité, les fantômes sollicitent presque exclusivement l’ouïe et la vue. Dans notre texte, la manifestation spectrale du revenant se manifeste par des sons inquiétants, mais bavards. Les morts, quand ils ne parlent pas, se font entendre. Ils parviennent même à se faire comprendre. C’est surtout la nuit que les revenants préfèrent déambuler parmi les vivants, soit en vision directe, soit lors d’une rencontre onirique. C’est en effet à la faveur de l’obscurité nocturne que les mondes de l’au-delà et d’ici-bas se rejoignent. Les revenants sont rarement discrets et jamais passifs. Trois objectifs principaux semblent caractériser les fantômes grecs et romains : le maléfice, l’assistance et la révélation. Dans ce dernier cas, les morts ont la plupart du temps beaucoup de choses à apprendre aux vivants. Ici, le revenant de la maison d’Athènes, quoique muet, prend l’initiative et invite simplement du doigt Athénodore à le suivre. Symptomatiques sont le scepticisme et l’incrédulité du stoïcien Athénodore.
C’est que les morts aussi ont des droits, et notamment celui d’être inhumé dans les règles avec des funérailles décentes, une sépulture convenable. Le spectre vient donc réclamer son dû. Ces phénomènes de revenants ressortissent plus d’un enjeu social que strictement religieux ou folklorique. Les morts qui n’ont pas effectué le passage sont dans l’entre-deux de la mal mort, que Grecs et Romains refusent d’assumer et tentent de refouler. Les fantômes de l’Antiquité ne semblent d’ailleurs pas avoir été traqués par des spécialistes. L’Angleterre prendra l’initiative en créant en 1882 la Society of Psychical Research, pour former de véritables chasseurs de fantômes… De quoi égayer le quotidien !
Christelle Laizé et Philippe Guisard