À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.
Entre l’individualisme forcené de l’époque contemporaine, la course à l’ambition et à la concurrence et les différentes restrictions qui s’imposent à nous en raison de la situation écologique, économique et des contextes internationaux plus circonstanciés, l’idée de solidarité entre les hommes n’a jamais été autant menacée et mise à mal. Pour conjurer ce spectre, certains se tourneront vers le bulletin de vote, pour notre part, nous avons choisi de nous tourner vers un stoïcien de l’Empire, qu’on ne présente plus.
Ecce altera quaestio, quomodo hominibus sit utendum. Quid agimus? quae damus praecepta? Vt parcamus sanguini humano? Quantulum est ei non nocere cui debeas prodesse! magna scilicet laus est si homo mansuetus homini est. Praecipiemus ut naufrago manum porrigat, erranti uiam monstret, cum esuriente panem suum diuidat? Quando omnia quae praestanda ac uitanda sunt, dicam? <Cur dicam> cum possim breuiter hanc illi formulam humani officii tradere ? omne hoc quod uides, quo diuina atque humana conclusa sunt, unum est : membra sumus corporis magni. Natura nos cognatos edidit, cum ex isdem et in eadem gigneret. Haec nobis amorem indidit mutuum et sociabiles fecit. Illa aequum iustumque composuit, ex illius constitutione miserius est nocere quam laedi : ex illius imperio paratae sint iuuandis manus.
Ille uersus et in pectore et in ore sit :
Homo sum, humani nihil a me alienum puto.
Cohaereamus : in commune nati sumus ; societas nostra lapidum fornicationi simillima est, quae casura nisi inuicem obstarent, hoc ipso sustinetur.
Une seconde question se présente : comment en user avec les hommes ? De quelle façon répondons-nous ? Quels préceptes donnons-nous ? D’épargner le sang d’êtres humains ? Que c’est peu de ne pas nuire à qui l’on doit faire du bien ! La belle gloire vraiment pour un homme de n’être pas féroce envers l’homme ! Nous lui prescrirons de tendre la main au naufragé, de montrer la route à celui qui s’égare, de partager son pain avec celui qui a faim ! Mais quand lui expliquer tout au long ce dont il doit s’acquitter ou s’abstenir ? Pourquoi le faire ? quand je puis lui transmettre en quelques paroles l’abrégé du devoir humain : ce monde que tu vois, qui embrasse le domaine des hommes et des dieux, est un : nous sommes les membres d’un grand corps. La nature nous a créés parents, nous tirant des mêmes principes et pour les mêmes fins. Elle a mis en nous un amour mutuel et nous a faits sociables. Elle a fondé l’équité et la justice ; en vertu de ses lois constitutives, c’est une plus grande misère de faire le mal que de le subir. Fidèles à son commandement, soyons toujours prêts à tendre une main secourable : qu’elle soit dans nos cœurs et sur nos lèvres la maxime du poète : « Homme, j’estime que rien de ce qui touche à l’homme ne m’est étranger. » Montrons-nous solidaires <étroitement> les uns des autres, étant faits pour la communauté. La société humaine est pareille à une voûte dont la chute serait inévitable sans une mutuelle résistance des matériaux, moyennant quoi l’édifice tient.
Sénèque, Lettres à Lucilius, XV, 95, §51-53,
texte établi par F. Préchac et traduit par H. Noblot,
Paris, Les Belles Lettres, 1987
Articulée autour d’un logos, qui dirige aussi de manière immanente le cosmos, la théorie stoïcienne de la sympathie universelle trouve ici une expression et une application sociales. Le sage stoïcien se sent citoyen du pays où il est né, mais aussi citoyen de l’univers. À la différence du sage épicurien qui se retire du monde, du cynique qui vit en société avec lui-même (Diogène dans son tonneau), le sage stoïcien, dans l’exercice même de sa philosophie, vit comme cosmopolite. Il est vrai qu’aux premiers siècles de l’Empire, Athènes et Rome sont largement ouvertes sur le monde (malgré la hiérarchie orgueilleuse Barbares//Grecs/Romains). Il faut néanmoins voir le caractère nouveau, voire révolutionnaire de cette idée, selon laquelle l’accomplissement de l’homme ne peut se faire dans l’abstraction du monde qui l’entoure (que certains l’appellent nature ou les stoïciens, destin), ni dans l’abstraction d’autrui. Marc-Aurèle dira : « ce qui n’est pas utile à l’essaim n’est pas non plus utile à l’abeille » et encore « chaque être doit agir conformément à sa constitution. Par leur constitution, les autres êtres sont faits pour les êtres raisonnables…et les êtres raisonnables sont faits les uns pour les autres. Ce qui vient en premier dans la constitution de l’homme, c’est donc la tendance à agir pour le bien commun ».
Inséparables sont le logikon (raisonnable) et le koinonikon (soucieux du bien commun). Le stoïcisme est empreint de l’amour du Tout et la conservation de soi n’est possible que par adhésion entière à ce Tout : être stoïcien c’est prendre conscience qu’aucun être n’est seul. Chacun, dans son intention de réaliser le bien commun du Tout, en y participant, appartient au grand Logos auquel participent toutes les autres âmes intelligentes. C’est par l’intellect divin qu’est cimenté l’homme avec son prochain. Particulièrement significative d’unité d’amour, de solidarité bienfaisante et de force mutuelle, est cette image de la voûte répandue dans tout l’Empire, et glorifiée par la Domus aurea (Maison dorée), par les arcs de triomphe, les basiliques…Dans une société esclavagiste et fortement inégalitaire, c’est encore Sénèque (2e fortune de l’Empire…) qui écrit, au début du même recueil : « tu songeras que celui que tu appelles ton esclave est né des mêmes germes que toi, qu’il jouit du même ciel, qu’il respire de la même façon, qu’il vit de la même façon ! Tu peux aussi bien le voir libre qu’il peut te voir esclave. »
Stoïciens du monde, unissez-vous !
Christelle Laizé et Philippe Guisard