À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.
L’élégie érotique romaine est un genre sophistiqué de l’Antiquité dont l’esthétique savante, brillante et subtile propose un contrat de lecture déroutant. Ces poèmes au mètre identifiable présentaient-ils des traits biographiques ou psychologiques relevant d’un pacte réaliste ou l’élégie est-elle à rapprocher de la bucolique avec ses scènes de genre, ses postures codifiées et ses faux-semblants ? Dans l’extrait suivant, le poète se lamente, éploré, devant la porte clause de sa maîtresse.
O utinam traiecta caua mea uocula rima
percussas dominae uertat in auriculas !
Sit licet et saxo patientior illa Sicano,
sit licet et ferro durior et chalybe,
non tamen illa suos poterit compescere ocellos,
surget et inuitis spiritus in lacrimis.
Nunc iacet alterius felici nixa lacerto,
at mea nocturno uerba cadunt Zephyro.
Sed tu sola mei, tu maxima causa doloris,
uicta meis numquam, ianua, muneribus,
tu sola humanos numquam miserata dolores
respondes tacitis mutua cardinibus.
Te non ulla meae laesit petulantia linguae ;
quae solet irato dicere tanta ioco,
ut me tam longa raucum patiare querela
sollicitas triuio peruigilare moras?
At tibi saepe nouo deduxi carmina uersu,
osculaque impressis nixa dedi gradibus.
Ante tuos quotiens uerti me, perfida, postes,
debitaque occultis uota tuli manibus ! »
Haec ille et si quae miseri nouistis amantes,
et matutinis obstrepit alitibus.
Sic ego nunc dominae uitiis et semper amantis
fletibus alterna differor inuidia.
Oh ! Puisse ma faible voix, par une fente creuse aller frapper les oreilles de ma maîtresse ! Bien qu’elle soit plus résistante qu’un rocher sicane, et bien qu’elle soit plus dure que le fer et l’acier, cependant elle ne pourra contrôler ses yeux, et un soupir surgira parmi ses pleurs involontaires. Maintenant, elle est couchée appuyée sur les bras heureux d’un autre, tandis que mes mots retombent dans le zéphyr nocturne. Mais toi la seule, toi, la cause immense de ma douleur, porte jamais vaincue par mes cadeaux, toi seule qui n’as jamais eu pitié des douleurs humaines, tu me réponds de ton côté par le silence de tes gonds. Aucune impudence de ma langue ne t’a blessée ; elle a l’habitude de dire des choses si graves en plaisantant avec colère que tu supportes de me voir veiller au coin de la rue, enroué par une longue plainte dans une attente tourmentée. Souvent, pour toi, j’ai étiré des chants d’un vers nouveau, j’ai donné des baisers appuyés en pressant tes degrés. Combien de fois, perfide, me suis-je tourné devant tes jambages, et ai-je apporté furtivement les vœux qui t’étaient dus ! » De ces chants-là et de tous ceux que vous connaissez, amants malheureux, il couvre la voix des oiseaux du matin. C’est ainsi que moi maintenant, avec les vices de ma maîtresse et les pleurs d’un amant fidèle, je suis décriée par une éternelle malveillance.
Properce, Élégies, I, 16, v. 27-48,
texte établi et traduit par S. Viarre,
Paris, Les Belles Lettres, 2005
Dans l’optique des analyses de Paul Veyne, le paraclausithyron (= pleurer contre la porte close) est une scène convenue (cf. Catulle, Carmen 67 ; Ovide, Amours, I, 6 ; Tibulle, Élégies, I, 2) des turbulences amoureuses fictives de l’ego poétique. « Ou bien l’habit du poète n’est qu’un beau masque […] ou bien l’habit fait le poète et il n’y a plus d’individu : l’homme n’est plus que poète…Nos poètes font semblant de prendre au sérieux leur rôle de prêtre des Muses, sachant bien qu’on ne les prendra pas au mot » car « tel était le principe, comme dit Genette, l’imitation, la fameuse mimèsis, ne passait pas pour une reproduction, mais pour une fiction ; imiter, c’était faire semblant. » Dans ces poèmes, pas de biographie amoureuse ni de chronologie sentimentale, mais un ego amoureux qui écrit des vers parce qu’il est poète. « Cynthie est un livre ; aimer, c’est écrire et être aimé, c’est être lu. » L’amour est poétique et les élégiaques s’amusent de leur virtuosité. Pas l’once d’une vérité dans cette situation forte en sentiments ! D’où vient notre confusion ? « Les Anciens partent de la mimèsis ; comme un roi, l’individu ne se distingue pas de son rôle public et ils prennent son déguisement pour l’homme même ; les Modernes partent de l’idée romantique de sincérité : loin de se déguiser, l’individu exprime sa vérité à travers son œuvre. » Subtile et indispensable différence qui donne son sel à cette littérature ancienne.
Voilà un exemple enjoué de l’intelligence, de l’acuité et de l’érudition de ce grand historien, iconoclaste et perpétuellement stimulant.
SIT TIBI TERRA LEVIS
Christelle Laizé et Philippe Guisard