À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.
Le 1er novembre, le pouvoir a rappelé ses prérogatives sur l’usage de la langue, ciment essentiel d’une nation, après des décennies rythmées par des polémiques (la féminisation des noms de métier, le langage SMS, les anglicismes, la simplification de l’orthographe, l’écriture inclusive…). Certes, la loi Toubon de 1994 et l’Académie française dans son rôle de gardien et d’observateur de la langue (elle entérine l’emploi de néologismes, de nouveaux sens…) avaient maintenu un contrôle de la situation. L’inauguration de la Cité internationale de la langue française dans le château de Villers-Cotterêts invite le visiteur à parcourir sa propre langue jusqu’à l’ordonnance même, signée entre ses murs, le 15 août 1539, qui visait essentiellement à unifier par le français de Paris les textes juridiques ou administratifs français. C’est la fin du latin administratif, ce qui n’arrange pas notre chronique, n’eût été un autre acte politique, qui marque l’articulation entre l’extrême fin du latin et la naissance du français : il s’agit des Serments de Strasbourg (14 février 842) entre les petits-fils de Charlemagne, Lothaire 1er, Charles le Chauve et Louis le Germanique, chacun prêtant serment dans la langue de l’autre. C’est donc le texte prononcé par Louis le Germanique que nous présentons.
Pro Deo amur et pro christian poblo et nostro commun saluament. d-ist di en avant. in quant deus sauir et podir me-dunat, si saluarai-eo. cist meon fradre karlo. et in aiudha et in cadhuna cosa. si-cum om per dreit son fradra saluar dift. In -o quid il-mi-altresi fazet. Et ab-ludher nul plaid nunquam prindrai qui meon uol cist meon fradre Karle in damno sit.
Pour l'amour de Dieu et pour le salut du peuple chrétien et notre salut commun, de ce jour en avant, autant que Dieu m'en donnera le savoir et le pouvoir, je défendrai mon frère Charles, et l'aiderai en toute circonstance, comme on doit selon l'équité défendre son frère, pourvu qu'il en fasse autant à mon égard. Et jamais je ne prendrai avec Lothaire aucun arrangement qui, de ma volonté, puisse être nuisible à mon frère Charles.
À la lecture de ces quelques lignes, il est manifeste que le français émerge de sa gangue latine, du point de vue de l’orthographe, de la morphologie et de la syntaxe. Le système casuel est malmené puisque la même voyelle finale est transcrite tantôt par -o (Karlo), tantôt par -a (fradra), tantôt par -e (fradre et Karle), brouillant les identifications. Les voyelles finales ne signalent plus de cas, mais sont des béquilles sonores, marquant ainsi les noms d’une origine caractérisée. La scriptio continua se distend…ou encore vol vient d’un lointain uelle devenu *uolere. D’un point de vue morphologique, on notera les futurs synthétiques prindrai, salvarai issu d’un saluarayyo < saluare habeo. Dift est l’évolution de debet ; le pronom personnel de première personne apparaît sous la forme eo (sous la forme io dans le serment prêté par les soldats). On voit déjà le pronom personnel « il » et impersonnel « on » sous la forme om (<homo). Si la place du verbe est parfois conservée, comme en latin, à la fin de la proposition, depuis le Ve siècle, l’ordre canonique français sujet-verbe-complément s’est répandu.
Ces quelques remarques montrent qu’un français primitif s’est déjà fortement structuré, dans la continuité de la langue latine. Notre langue est en soi un monumentum de 1000 ans qui méritait bien les 200 millions de financement (avec la participation notoire du gouvernement du Québec, insuffisamment salué !), des espaces historiques et les 1200m2 de l’exposition permanente, salles de travail, espaces partagés et ce ciel lexical zébré de mots en majuscule au-dessus de la cour du Jeu de paume.
Le français va très bien, merci.
Christelle Laizé et Philippe Guisard