À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.
Un siècle après la disparition de Marcel Proust, comment oublier de parler de la mémoire ? Tantôt réconfortante ou encombrante, fidèle ou trompeuse, fugace ou tenace, la mémoire, ou plutôt les mémoires sont multiples : la mémoire de travail, la mémoire d’expérience, la mémoire sémantique, la mémoire procédurale et la mémoire perceptive. Réparties dans différentes zones du cerveau, ces mémoires interagissent les unes avec les autres. Qui n’a pas besoin d’un pense-bête, d’un post-it ou de tout autre support pour stimuler sa mémoire ? Les Anciens, qui étaient confrontés à des défis de mémoire, se sont essayé à différentes techniques dont celle de la spatialisation, connue sous le nom de « palais mental ».
Sunt igitur duae memoriae : una naturalis, altera artificiosa. Naturalis est ea quae nostris animis insita est et simul cum cogitatione nata ; artificiosa est ea quam confirmat inductio quaedam et ratio praeceptionis. Sed q<ua> uia in ceteris rebus ingenii bonitas imitatur saepe doctrinam, ars porro naturae commode confirmat et auget, item fit in hac re ut nonnumquam naturalis memoria, si cui data est egregia, similis sit huic artificiosae, porro haec artificiosa naturae commoda retineat et amplificet ratione doctrinae ; quapropter et naturalis memoria praeceptione confirmanda est ut sit egregia, et haec quae doctrina datur indiget ingenii. Nec hoc magis aut minus in hac re quam in ceteris artibus fit, ut ingenio doctrina, praeceptione natura nitescat. Quare et illis qui natura memores sunt utilis haec erit institutio, quod tute paulo post poteris intellegere : et si illi, freti ingenio, nostri non indigerent, tamen iusta causa daretur quare iis qui minus ingenii habent adiumento uelimus esse. Nunc de artificiosa memoria loquemur.
Constat igitur artificiosa memoria locis et imaginibus. Locos appellamus eos qui breuiter, perfecte, insignite aut natura aut manu sunt absoluti, ut eos facile naturali memoria comprehendere et amplecti queamus : ut aedes, intercolumnium, angulum, fornicem et alia quae his similia sunt. Imagines sunt formae quaedam et notae et simulacra eius rei quam meminisse uolumus : quod genus equi, leonis, aquilae, memoriam si uolemus habere, imagines eorum in locis certis conlocare nos oportebit.
Il y a donc deux mémoires : l’une est naturelle, l’autre fruit de l’art. La mémoire naturelle est celle qui est innée dans notre esprit et qui a pris naissance en même temps que notre pensée. La mémoire artificielle est celle que renforcent une espèce d’apprentissage et des règles méthodiques. Mais de même que dans tous les autres domaines, le talent naturel rivalise souvent avec le savoir acquis et que, de plus, l’art consolide et développe les dons naturels, ainsi il arrive en ce cas que la mémoire naturelle, quand elle est exceptionnelle, rivalise avec l’artificielle et que, de plus, l’artificielle conserve et développe les dons naturels grâce à une formation méthodique. Dons, la mémoire naturelle doit, pour atteindre la perfection, être renforcée par des préceptes et la mémoire qui s’acquiert par un apprentissage exige des dons. Il en est ici ni plus ni moins comme dans les autres arts : la formation réussit avec éclat grâce à un talent inné et les dons naturels grâce à l’apprentissage. Aussi ces conseils seront utiles même à ceux qui ont une mémoire naturelle, comme tu pourras toi-même t’en rendre compte bientôt. Mais su ces gens, sûrs de leurs capacités, n’avaient pas besoin de nous, nous aurions cependant une bonne raison de vouloir aider ceux qui ont moins de capacités. Nous allons donc parler de la mémoire artificielle.
Elle prend appui sur des emplacements et des images. Nous appelons emplacements des réalisations de la nature ou de l‘homme, occupant un espace limité, faisant un tout, se distinguant des autres, telles que la mémoire naturelle peut aisément les saisir et les embrasser : par exemple une maison, un entrecolonnement, une pièce, une voûte et d’autres choses semblables. Les images sont des formes, des symboles, des représentations de ce que nous voulons retenir : par exemple si nous voulons garder en mémoire un cheval, un lion, un aigle, il faudra mettre leurs images dans des emplacements précis.
Rhétorique à Hérennius, III, 28-29,
texte établi et traduit par G. Achard,
Paris, Les Belles Lettres, 2003
Cette méthode des loci, qui est une représentation mentale pour raccrocher la mémoire, serait une invention de Simonide de Céos : elle sert surtout à mémoriser de longues listes, notamment dans un cadre rhétorique. Selon Cicéron (De oratore, II, 86), Simonide parvint à se souvenir de l’identité des convives présent lors d’un banquet interrompu par l’effondrement du toit de la salle, en se « ra-mente-voyant » le locus de ses commensaux. En effet, la technique du palais mental consiste à se représenter un lieu où l’on va placer une ou plusieurs choses à retenir. Bien loin d’alourdir la mémoire, ce procédé la structure. Il s’agissait de former une image globale qui fonctionnait par association et visualisation, une image fonctionnant comme une sorte de QR code. Aussi surprenante qu’elle pût paraître, moyennant entraînement, cette méthode antique de mémoire artificielle était pleinement opérante. Qui ne s’est pas bricolé son propre système mnémotechnique, à usage personnel et parfois unique ? Souvenons-nous que les aèdes de l’époque archaïque, après les travaux de Milman Parry, étaient capables de réciter des milliers d’hexamètres, dans une soirée, la mémoire s’appuyant sur la structure formulaire et musicale des vers ? Dans tous les cas, la mémoire se travaille et s’avère extensible. Connaissez-vous la technique de « l’italienne » qui consiste à dérouler le texte théâtral en le débitant d’un trait et platement ? Il existe même, pour les amateurs, un championnat du monde de la mémoire, qui enregistrent des records surhumains (https://memoirefacile.com/championnats-du-monde-de-memoire.html).
Que ce vertige compétitif ne vous empêche pas de savourer ce goût « du petit morceau de madeleine »…
Christelle Laizé et Philippe Guisard