À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.
Après la cryptographie qui sécurise les messages, les renseignements pour connaître l’ennemi, vient dans l’arsenal de la stratégie, le contre-espionnage. Il vise à contrecarrer une action précise de renseignement par la désinformation, les leurres et la duperie en général. Ce contre-espionnage offensif occupa une place de choix dans les manœuvres utilisées par César, en particulier lors des campagnes gauloises, face à un ennemi bien supérieur en nombre (50000 Romains face à trois ou quatre fois plus de Gaulois, en moyenne). Seule la surprise pouvait jouer le rôle de multiplicateur de forces et compensait la puissance numérique écrasante de l’ennemi qui avait l’avantage sur son propre territoire. En voici un parfait exemple, où César, avec 7000 hommes, devait affronter une armée de 60000 Gaulois.
Eo die paruulis equestribus proeliis ad aquam factis utrique sese suo loco continent ; Galli, quod ampliores copias, quae nondum conuenerant, exspectabant ; Caesar, si forte timoris simulatione hostes in suum locum elicere posset, ut citra uallem pro castris proelio contenderet ; si id efficere non posset, ut exploratis itineribus minore cum periculo uallem riuumque transiret. Prima luce hostium equitatus ad castra accedit proeliumque cum nostris equitibus committit. Caesar consulto equites cedere seque in castra recipere iubet ; simul ex omnibus partibus castra altiore uallo muniri portasque obstrui atque in his administrandis rebus quam maxime concursari et cum simulatione agi timoris iubet.
Quibus omnibus rebus hostes inuitati copias traducunt aciemque iniquo loco constituunt, nostris uero etiam de uallo deductis propius accedunt et tela intra munitionem ex omnibus partibus coniciunt praeconibusque circummissis pronuntiari iubent, seu quis Gallus seu Romanus uelit ante horam tertiam ad se transire, sine periculo licere ; post id tempus non fore potestatem : ac sic nostros contempserunt, ut obstructis in speciem portis singulis ordinibus caespitum, quod ea non posse introrumpere uidebantur, alii uallum manu scindere, alii fossas complere inciperent.
Ce jour-là, il y eut de petits engagements de cavalerie près de l’eau, mais les deux armées restèrent sur leurs positions : les Gaulois attendaient des forces plus nombreuses, qui n’avaient pas encore rejoint, et César voulait livrer bataille en deçà du vallon, devant son camp, s’il réussissait, en simulant la peur, à attirer l’ennemi sur son terrain ; au cas où il n’y parviendrait pas, il désirait bien connaître les chemins pour pouvoir traverser le vallon et passer la rivière avec moins de danger. Au lever du jour, la cavalerie ennemie approche de notre position et engage le combat avec nos cavaliers. César ordonne à ceux-ci de céder volontairement et de rentrer dans le camp : en même temps, on exhaussera partout le rempart, on bouchera les portes, et on agira en tout cela avec une extrême précipitation, comme si l’on avait peur.
Attirés par toutes ces feintes, les ennemis traversent la vallée et se mettent en ligne avec le désavantage de la position ; mais nous ne nous contentons pas de cela, et nous évacuons le rempart ; alors ils approchent encore, lancent de toutes parts des traits à l’intérieur du retranchement, et font publier tout autour du camp par des hérauts que tout Gaulois ou Romain qui voudra passer de leur côté avant la troisième heure pourra le faire sans crainte ; après, il ne sera plus temps. Et tel fut le mépris que nous leur inspirâmes que, croyant ne pas pouvoir enfoncer nos portes que nous avions barricadées, pour donner le change, d’un simple rang de mottes de gazon, ils entreprenaient de faire brèche à la main dans la palissade, tandis que d’autres comblaient les fossés.
César, Guerre des Gaules, V, 50-51,
texte établi par A. Balland et L.-A. Constans et traduit par L.-A. Constans,
Paris, Les Belles Lettres, 1929
Les subordonnés de César utilisaient également la manipulation de l’information qui était une pratique courante à la fin de la République dans l’armée. Ainsi, contre les Parisiens, Labiénus envoya des cohortes chargées et bruyantes pour remonter la Seine dans l’autre sens, tandis que le gros de l’armée marchait en silence dans l’autre sens, dupant le chef Camulogène dont les Romains savaient qu’il épiait leurs faits et gestes. De même, dans la lutte contre Indutiomaros, chef des Trévires, qui assiégeait son camp, Labiénus simula la peur jusqu’à ce que l’ennemi se sente en confiance pour faire une sortie. Or, l’arrivée cachée des renforts brisa l’offensive et dispersa l’armée celte. Cela reste toujours une ruse fiable ! Au printemps 53, face à une armée trévire supérieure à la sienne, Labiénus déclara à la cantonade qu’il n’envisageait pas de bataille et qu’il lèverait le camp le jour suivant. Délibérément, il ne renforça pas la garde pour donner de la vraisemblance à ses paroles. Le lendemain matin, les Romains firent mine de se retirer avec plus de bruit, pour feindre une retraite confuse. L’ennemi, leurré, attaqua l’arrière-garde, mais Labiénus retourna ses légions et sa cavalerie.
Si, en effet, l’espionnage donne un sentiment de supériorité, de maîtrise de la situation et de confiance en soi, le contre-espionnage s’avère plus subtil et plus redoutable dans la psychologie de la guerre.
Il fallait bien cela pour venir à bout de ces courageux Gaulois !
Christelle Laizé et Philippe Guisard