Et si nous passions l’année à parcourir, non plus les signes célestes du zodiaque, mais les contrées explorées et habitées par la colonisation grecque puis étendues par les conquêtes de Rome ? Avec nos textes comme viatiques et nos auteurs comme guides, nous déambulerons librement entre passé et présent dans des espaces superposés.
Commençons aux confins de l’Empire romain, dans l’actuelle Roumanie, où le poète Ovide passa, à son grand dam, les 10 dernières années de sa vie (de 8 à 18 de notre ère).
At mihi sentitur nix uerno sole soluta,
Quaeque lacu durae non fodiantur aquae ;
Nec mare concrescit glacie, nec ut ante, per Histrum
Stridula Sauromates plaustra bubulcus agit.
Incipient aliquae tamen huc adnare carinae
Hospitaque in Ponti litore puppis erit.
Sedulus occurram nautae, dictaque salute,
Quid ueniat quaeram quisue quibusue locis.
Ille quidem mirum ni de regione propinqua
Non nisi uicinas tutus ararit aquas.
Rarus ab Italia tantum mare nauita transit,
Litora rarus in haec portubus orba uenit.
Siue tamen Graeca scierit, siue ille Latina
Voce loqui -certe gratior huius erit.-
(Fas quoque ab ore freti longaeque Propontidos undis
Huc aliquem certo uela dedisse Noto),
Quisquis is est, memori rumorem uoce referre
Et fieri famae parsque gradusque potest.
Is precor auditos possit narrare triumphos
Caesaris et Latio reddita uota Ioui
Teque, rebellatrix, tandem, Germania, magni
Triste caput pedibus subposuisse ducis.
Haec mihi qui referet, quae non uidisse dolebo,
Ille meae domui protinus hospes erit.
Ei mihi ! iamne domus Scythico Nasonis in orbe est?
Iamque suum mihi dat pro Lare poena locum?
Di, facite ut Caesar non hic penetrale domumque,
Hospitium poenae sed uelit esse meae.
Mais moi, ce que je vois, c’est la neige fondue au soleil printanier, c’est le lac dont on n’extrait plus les eaux durcies ; la mer n’est plus un bloc de glace et le bouvier Sarmate ne fait plus, comme avant, passer l’Hister à ses chariots grinçants. Quelques navires cependant vont commencer à naviguer jusqu’ici et un vaisseau étranger mouillera au rivage du Pont. Je m’empresserai à la rencontre d’un matelot et, l’ayant salué, je lui demanderai le but de son voyage, son nom et le pays d’où il vient. Très certainement il viendra d’une contrée proche et n’aura parcouru, sans courir un danger, que les eaux voisines. Rarement un marin venant d’Italie franchit une telle étendue de mer, rarement il aborde à ces rivages privés de ports. Cependant, qu’il sache parler le grec ou le latin, langue assurément qui me sera plus agréable (il est possible aussi que, venu de l’entrée du détroit et des eaux de la longue Propontide, quelqu’un ait jusqu’ici livré ses voiles à un Notus assuré), quel qu’il soit, il peut rapporter les nouvelles dont il se souvient, il peut prendre part aux rumeurs et les propager. Qu’il puisse, je le demande, connaître et raconter les triomphes de César et les vœux acquittés à Jupiter Latin et ta tête, Germanie rebelle, tristement posée sous les pieds d’un grand capitaine ! Celui qui me rapportera ces événements, dont je déplorerai de n’avoir pas été témoin, sera aussitôt l’hôte de ma demeure. Hélas ! la demeure de Nason est-elle désormais dans le monde des Scythes ? Mon châtiment a-t-il fixé désormais mes Lares dans le lieu où je le subis ? Dieux, faites que César ne me l’assigne pas pour résidence et pour demeure, mais seulement pour lieu d’hébergement durant ma peine.
Ovide, Tristes, III, 12, v. 27-54,
texte établi et traduit par J. André,
Paris, Les Belles Lettres, 1968
Les Tristes et Pontiques constituent une litanie de doléances pour rappeler aux Empereurs Auguste et Tibère le souvenir d’un poète mondain qui a été banni ex abrupto (sans pourtant que ses biens soient confisqués ni ses livres interdits). C’est un des grands mystères de l’histoire qui a donné lieu à des débats homériques et des hypothèses que nous résumons ici. Était-il l’amant d’une des nièces d’Auguste ? Accueillait-il chez lui les amours de cette nièce ? Était-il un invité régulier de fêtes subversives auxquelles participaient également des membres féminins de la famille impériale ? Lui faisait-on payer la légèreté morale de ses écrits d’amour (c’est ce qu’il voudrait nous faire croire mais 20 ans après les faits, c’est fort peu vraisemblable) ? Était-il un opposant, ou tout du moins un écrivain récalcitrant, aux idées d’Auguste ?
Quoi qu’il en en soit, le voilà condamné dans la solitude des Gètes, dont il se désole, vers après vers. Ses poèmes, devenus élégiaques au sens français, sont chargés d’une valeur documentaire puisque ce sont les seuls témoins simultanés de ce peuple. À cette époque, Tomis est une localité de peu d’importance (fondation grecque, pourtant, du VIIe av. notre ère), sans vie culturelle ni sociale, à la merci d’un climat rude et d’un environnement hostile, où les seules distractions sont l’alcool et les dés. Rien à voir, donc, avec la Rome du 1er av. notre ère, forte de son million d’habitants, ses monuments, ses vignobles, sa vie sociale, ses spectacles…Ovide ne peut guère apprécier l’endroit que par le prisme de sa mélancolie, de sa souffrance, sa douleur, son incompréhension, excessivement dramatisées de façon italienne (des Tristes Pontiques qui seraient des Tristes tropiques) ! À cela s’ajoute une incompréhension linguistique totale, puisqu’il ne parvient pas à comprendre ni à se faire comprendre : à ses yeux, ou plutôt à ses oreilles, c’est un vaste charabia, inaudible ! l’incuriosité pour les langues barbares et le complexe de supériorité d’un auteur romain réputé nous privent de traces et d’un accès à cette culture.
Tout cela a bien changé de nos jours : la ville de Constanta est devenue le port le plus fréquenté de la Mer noire puis une station prisée pour ses plages, son climat et ses infrastructures touristiques. Métamorphose d’un lieu !
Si vous prenez votre « Routard » pour Constanta, vous pouvez aussi à loisir prendre votre Ovide pour la plage !
Christelle Laizé et Philippe Guisard