À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.
Le sommeil est l’activité la plus naturelle du monde. Néanmoins, 2/3 des adultes des pays riches souffrent d’insomnie (en 2022, l’industrie pharmaceutique a vendu pour 2,6 millions d’euros de calmants et de somnifères). Pourtant, au XXIe siècle, le sommeil inspire des recherches, des manifestations artistiques, des innovations technologiques (Apple, Google ou Huawei). Chez les Anciens, le sommeil est une puissance divine, fils de Nuit (Hésiode, Théogonie, v. 749), frère de la mort. Ovide nous donne à voir une visualisation de l’antre sombre du Sommeil.
Est prope Cimmerios longo spelunca recessu,
Mons cauus, ignaui domus et penetralia Somni,
Quo numquam radiis oriens mediusue cadensue
Phoebus adire potest ; nebulae caligine mixtae
Exhalantur humo dubiaeque crepuscula lucis.
Non uigil ales ibi cristati cantibus oris
Euocat Auroram, nec uoce silentia rumpunt
Sollicitiue canes canibusue sagacior anser ;
Non fera, non pecudes, non moti flamine rami
Humanaeue sonum reddunt conuicia linguae ;
Muta quies habitat ; saxo tamen exit ab imo
Riuus aquae Lethes, per quem cum murmure labens
Inuitat somnos crepitantibus unda lapillis.
Ante fores antri fecunda papauera florent
Innumeraeque herbae, quarum de lacte soporem
Nox legit et spargit per opacas umida terras ;
Ianua nec uerso stridores cardine reddit ;
Nulla domo tota, custos in limine nullus.
At medio torus est ebeno sublimis in antro,
Plumeus, unicolor, pullo uelamine tectus,
Quo cubat ipse deus membris languore solutis.
Hunc circa passim uarias imitantia formas
Somnia uana iacent totidem, quot messis aristas,
Silua gerit frondes, eiectas litus harenas.
Près de la Cimmérie est un antre profond,
Retraite au creux d’un mont de l’indolent Sommeil.
Les rayons de Phébus, levant, haut ni couchant,
N’y ont jamais accès. Du sol un noir brouillard
Monte, et répand un clair-obscur crépusculaire.
Là le chant vigilant de l’oiseau porte-crête
N’appelle pas le Jour, nul n’y rompt le silence,
Ni les chiens attentifs, ni l’oie, d’ouïe plus subtile,
Ni fauves ni troupeaux, ni branches sous la brise,
Ni les criailleries des langues des humains.
Tout est repos muet. Au pied du rocher coule
Et court en murmurant sur le gravier crissant,
Invitant au sommeil, un filet du Léthé.
Devant l’entrée fleurissent des pavots féconds
Et mille herbes. La Nuit de leurs sucs somnifères
Répand une rosée sur le sol obscurci.
Point de porte qui grince en tournant sur ses gonds,
Dans la demeure, aucune, au seuil point de gardien.
Dans la grotte au milieu se dresse un lit d’ébène
À coussins noir uni, couvert d’un voile sombre,
Où reposent du dieu les membres alanguis.
Alentour, çà et là, sous des formes diverses,
Gisent les Songes vains, plus nombreux que les blés,
Les feuilles en forêt, le sable sur la plage.
Ovide, Métamorphoses, XI, v. 592-615,
texte établi par G. Lafaye et traduit par O. Sers,
Paris, Les Belles Lettres, 2016
Cet invariant de la condition des mammifères et des oiseaux a lui-même une histoire dans la saga humaine (les hommes sont les seuls à se priver volontairement de sommeil). Si, à l’âge de pierre, les premiers hommes dormaient à même le sol, autour du feu, au Moyen Âge, la majorité des gens dormaient assis, à cause des nombreuses maladies pulmonaires provoquées par la poussière, le froid et la fumée des cheminées dans les maisons. Le sommeil n’était jamais d’une seule traite : à l’époque pré industrielle, les Européens partageaient leur nuit en deux phases, le premier et le second sommeil. Entre les deux, ils se consacraient à différentes occupations (prière, ménage…). Avec l’installation des réverbères, les activités vespérales furent décalées dans la nuit, ce qui a pu favoriser, selon certains, l’émergence du mouvement des Lumières (la nuit est propice à la pensée). L’industrialisation a changé notre rapport au sommeil en l’assimilant à une perte de temps. Le sommeil est autant une donnée physiologique que sociétale, ne serait-ce que l’homme a toujours usé d’expédients pour favoriser le sommeil.
Le pouvoir de certaines plantes était déjà bien connu : l’huile essentielle de lavande, la tisane de camomille et…l’opium ! À partir du XVIe siècle, le laudanum avait la cote (efficace, mais addictif !). Les Indiens et les Chinois utilisaient la cerise d’hiver ainsi que le ginseng rouge. Il faut attendre le début du XXe s. pour comprendre que le sommeil est une activité cyclique.
Avec la présence croissante de la nuit, espérons, à l’image du héros shakespearien, invoquer cette puissance désormais plus agréable que redoutable : « Ô sommeil, ô bienfaisant sommeil, doux réparateur de la nature… »
Christelle Laizé et Philippe Guisard