À un moment où l’information fuse de toutes parts, il nous a paru intéressant de l’ancrer dans des textes très anciens, afin que l’actualité et l’histoire se miroitent et s’éclairent dans un regard tantôt ou tout ensemble stimulant et amusé, songeur ou inquiet.
Sur une planète conquise par l’homme, la nature rappelle à l’hybris humain sa prédominance : « Nature immense, impénétrable et fière ! » Entre les inondations hivernales à répétition, dans le Nord de la France, et les vagues conséquentes du séisme au Japon le 1er janvier, l’élément eau n’est pas moins terrible que le déchaînement du feu, de la terre et de l’air, et il se produit tout aussi bien en bordure d’océans, de mers que de lacs (le lac Léman en 563 et le lac de Côme au VIe s.). Les antiquisants connaissent bien, outre les déluges, l’engloutissement et l’immersion de Santorin (l’Atlantide ?), d’Hérakleion, de Baies. L’historien Thucydide évoque un épisode pendant la Guerre du Péloponnèse, au cœur de la Grèce continentale, en 427 av. notre ère.
Τοῦ δ᾿ ἐπιγιγνομένου θέρους Πελοποννήσιοι καὶ οἱ ξύμμαχοι μέχρι μὲν τοῦ Ἰσθμοῦ ἦλθον ὡς ἐς τὴν Ἀττικὴν ἐσβαλοῦντες, Ἄγιδος τοῦ Ἀρχιδάμου ἡγουμένου Λακεδαιμονίων βασιλέως, σεισμῶν δὲ γενομένων πολλῶν ἀπετράποντο πάλιν καὶ οὐκ ἐγένετο ἐσβολή. καὶ περὶ τούτους τοὺς χρόνους, τῶν σεισμῶν κατεχόντων, τῆς Εὐβοίας ἐν Ὀροβίαις ἡ θάλασσα ἐπανελθοῦσα ἀπὸ τῆς τότε οὔσης γῆς καὶ κυματωθεῖσα ἐπῆλθε τῆς πόλεως μέρος τι, καὶ τὸ μὲν κατέκλυσε, τὸ δ᾿ ὑπενόστησε, καὶ θάλασσα νῦν ἐστὶ πρότερον οὖσα γῆ· καὶ ἀνθρώπους διέφθειρεν ὅσοι μὴ ἐδύναντο φθῆναι πρὸς τὰ μετέωρα ἀναδραμόντες. καὶ περὶ Ἀταλάντην τὴν ἐπὶ Λοκροῖς τοῖς Ὀπουντίοις νῆσον παραπλησία γίγνεται ἐπίκλυσις, καὶ τοῦ τε φρουρίου τῶν Ἀθηναίων παρεῖλε καὶ δύο νεῶν ἀνειλκυσμένων τὴν ἑτέραν κατέαξεν. ἐγένετο δὲ καὶ ἐν Πεπαρήθῳ κύματος ἐπαναχώρησίς τις, οὐ μέντοι ἐπέκλυσέ γε· καὶ σεισμὸς τοῦ τείχους τι κατέβαλε καὶ τὸ πρυτανεῖον καὶ ἄλλας οἰκίας ὀλίγας. αἴτιον δ᾿ ἔγωγε νομίζω τοῦ τοιούτου, ᾗ ἰσχυρότατος ὁ σεισμὸς ἐγένετο, κατὰ τοῦτο ἀποστέλλειν τε τὴν θάλασσαν καὶ ἐξαπίνης πάλιν ἐπισπωμένην βιαιότερον τὴν ἐπίκλυσιν ποιεῖν· ἄνευ δὲ σεισμοῦ οὐκ ἄν μοι δοκεῖ τὸ τοιοῦτο ξυμβῆναι γενέσθαι.
L’été suivant, les Péloponnésiens et leurs alliés s’avancèrent jusqu’à l’isthme pour envahir l’Attique, sous le commandement d’Agis, fils d’Archidamos, roi de Lacédémone ; mais les nombreux tremblements de terre qui survinrent les firent s’en retourner, et il n’y eut pas d’invasion. Vers cette époque, où la terre tremblait, à Orobiai en Eubée la mer recula loin de ce qui était alors la terre, se souleva et revint atteindre un secteur de la ville : elle en recouvrit une partie, alors qu’elle se retira par ailleurs ; et ainsi appartient à la mer ce qui était terre autrefois. L’événement fit périr tous les gens qui n’avaient pu courir à temps jusque sur les hauteurs. Dans l’île d’Atalante aussi, au voisinage des Locriens d’Oponte, il y eut un raz de marée analogue, qui entama le fort athénien et fracassa l’un des deux navires qu’on avait tirés à terre. Il y eut encore un reflux de vagues à Péparéthos, mais sans raz de marée cette fois ; un tremblement de terre fit tomber une portion du mur, le pryténée et quelques maisons. La cause de tels phénomènes est, à mon avis, qu’au point où la terre a tremblé le plus fort, la mer, de ce fait, s’éloigne, puis, sous une brusque attraction inverse, produit une montée des eaux plus brutale ; sans tremblement de terre, il me semble que ces phénomènes n’auraient pas eu lieu.
Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, III, 89,
texte établi et traduit par J. de Romilly et R. Weil,
Paris, Les Belles Lettres, 2009
Les Anciens avaient constaté combien les raz de marée et les tsunamis accompagnaient les tremblements de terre, avec des connaissances sismologiques qui n’étaient pas les nôtres. Néanmoins, comme à son habitude, Thucydide, même dans la sphère naturelle, s’efforce de donner une interprétation rationnelle. Le corpus antique varié et précieux permet de recenser, pour la zone de la Méditerranée antique, des dizaines de séismes, aux conséquences désastreuses. L’historien Diodore de Sicile, quatre siècles plus tard, décrit l’engloutissement en 373 av. J.-C. des cités d’Héniké et Boura. Cet engloutissement sous les flots a pu être investi des interprétations religieuses (châtiment des dieux/de Dieu), comme pour la catastrophe du 21 juillet 365 apr. J.-C., id est après la mort de Julien l’Apostat, racontée par Ammien Marcellin, Saint Jérôme, et Sozomène. Les Anciens ne distinguaient pas les deux phénomènes (entre l’un, lame de fond, et l’autre, issu d’une secousse des fonds marins). Vingt ans après le tsunami de Phuket, nos lecteurs se souviennent vraisemblablement de la rapidité, de la force de l’eau qui a pénétré les terres et tout emporté sur son passage. Cette force indescriptible de l’eau marine est symbolisée mais sublimée par la Grande vague de Kanagawa de Hokusai (1830 ou 1831) qui menace d’engloutir les frêles esquifs, et même le mont Fuji, aperçu au loin, véritable hymne poétique à la fragilité de l’existence.
Christelle Laizé et Philippe Guisard