À l’occasion de la publication du 1000e Budé, La Vie des Classiques vous propose une série d’entretiens avec des latinistes et des hellénistes qui ont fait et font encore la C.U.F., pour présenter leurs démarches respectives et leurs approches des textes antiques. Nous recevons aujourd’hui Aude Cohen-Skalli, qui a édité et traduit les fragments des livres VI à X de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile et a en cours l’édition du livre XIV de la Géographie de Strabon.
La Vie des Classiques : Comment vous présenter ?
Aude Cohen-Skalli : Je suis helléniste et m’occupe en particulier de la transmission des textes historiographiques et géographiques.
L.V.D.C. : Quel est le premier Budé que vous avez eu dans votre bibliothèque ? Vous souvenez-vous de la manière dont vous l’avez obtenu ?
A. C.-S. : Il y avait déjà de nombreux Budés dans les rayonnages de la bibliothèque familiale !
L.V.D.C. : Vous êtes philologue, et travaillez notamment à l’édition des textes antiques : que signifie « éditer un texte » pour vous ? Comment s’y prend-on ? Combien de temps cela nécessite-t-il ?
A. C.-S. : Cela prend un temps infini et exige une constance parfois en contradiction avec la dispersion imposée par l’ensemble des tâches qu’on attend par ailleurs de nous. Pour schématiser, je renverrais volontiers aux deux principales phases qu’on distingue traditionnellement dans la critique des textes, depuis Karl Lachmann au XIXe siècle et en réalité dès avant lui (comme l’a montré Sebastiano Timpanaro) : la recensio, c’est-à-dire l’opération qui a pour objet de reconstituer, grâce à l’analyse systématique des manuscrits qui subsistent, la forme la plus ancienne possible du texte qu’ils transmettent ; puis l’emendatio, opération qui consiste pour l’éditeur d’un texte à l’amender là où il reconnaît une corruption.
L.V.D.C. : Vous avez édité et traduit des fragments de Diodore de Sicile dans la C.U.F. : comment avez-vous découvert cet auteur et cette œuvre ? comment est né ce projet ?
A. C.-S. : Je souhaitais me pencher sur le texte d’un historien hellénistique. Le projet m’a été proposé par Michel Casevitz, qui a publié différents volumes de Diodore dans la C.U.F. et en a même inauguré la série, par son édition du livre XII, qui remonte à 1972. Ce fut le tout premier Budé de Diodore !
L.V.D.C. : Quelle est l’histoire de ce texte ? Comment est-il parvenu jusqu’à nous, et jusqu’à vous ?
A. C.-S. : Il vaudrait mieux parler d’histoires au pluriel. Car Diodore a composé une œuvre monumentale en 40 livres, qui ne pouvaient à son époque être copiés sur un seul et même rouleau de papyrus, de même qu’il fut impossible plus tard de les faire tenir sur un seul et même codex. Les livres de la Bibliothèque furent ainsi regroupés par cinq, et chaque « pentade » a connu son propre destin. Les livres I-V et XI-XX ont suivi une trajectoire heureuse : ils nous sont parvenus sous forme complète. Les autres en revanche ont été perdus, probablement en 1453, lors du sac de Constantinople par les Turcs : on doit se contenter aujourd’hui de les lire sous forme fragmentaire.
L.V.D.C. : Existe-t-il beaucoup de manuscrits de Diodore de Sicile ? L’un d’entre eux est-il particulièrement remarquable ?
A. C.-S. : Dans son introduction générale sur la transmission du texte de Diodore, Pierre Bertrac recense 59 manuscrits de la tradition directe (pour les livre I-V et XI-XX, donc). Pour ce qui est de la tradition indirecte, j’évoque plus bas un manuscrit tout à fait « remarquable », parce qu’il est particulièrement difficile à déchiffrer pour l’éditeur…
L.V.D.C. : Quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées ?
A. C.-S. : Dans mon cas, il s’agissait de livres fragmentaires : il a donc fallu se pencher sur la transmission de nombreux textes, depuis Tertullien jusqu’à Eustathe de Thessalonique, en passant par l’anthologie historique de Constantin Porphyrogénète. Pour cette dernière, je me suis attelée notamment à déchiffrer le Vaticanus gr. 73, manuscrit de lecture particulièrement difficile : le cardinal Angelo Mai, qui vers 1820 avait découvert le texte palimpseste à la Bibliothèque Vaticane, usa de réactifs chimiques pour tâcher de lire la couche inférieure et détériora ainsi le parchemin, entraînant irrémédiablement la perte d’importantes parties du texte.
L.V.D.C. : Qu’est-ce qui a été le plus ardu, l’édition ou la traduction ?
A. C.-S. : Il s’agit de deux tâches entièrement différentes et difficilement comparables. Dans le cas de Diodore, dont la langue (la koinè) n’est pas excessivement difficile, l’établissement du texte est de loin la tâche la plus longue, la plus ardue, mais aussi la plus passionnante : la « chasse » aux manuscrits, les nombreuses missions en bibliothèque, le travail d’ecdotique…
L.V.D.C. : Pourquoi, selon vous, continuer de lire et de traduire Diodore de Sicile aujourd’hui ?
A. C.-S. : La Bibliothèque historique est une véritable somme, qui couvre l’histoire de toutes les régions du monde alors connu, des origines au Ier siècle avant J.-C. : autant dire que tout historien y est tôt ou tard confronté !
L.V.D.C. : Pour peut-être susciter quelques vocations parmi nos lecteurs, reste-t-il beaucoup à faire sur cet auteur (ou d’autres) au niveau de l’édition et de la traduction ? Des travaux sont-ils en cours ?
A. C.-S. : Deux Budés, actuellement en cours, sont attendus pour que la série Diodore soit complète. Mais il reste à faire sur notre historien : par exemple, la célèbre traduction latine que l’humaniste Poggio Bracciolini a donnée de la Bibliothèque n’a encore jamais connu d’édition moderne. Et puis, combien d’autres auteurs sont encore à éditer ou rééditer ! Il suffit pour s’en rendre compte de parcourir le volume D’Homère à Érasme de L.D. Reynolds et N.G. Wilson, sur la transmission des classiques grecs et latins.
L.V.D.C. : Parmi les autres philologues de la collection, qui admirez-vous le plus ? Pourquoi ?
A. C.-S. : Il y en aurait plus d’un à nommer ! Pour me limiter à parler d’un éditeur récent, je citerais volontiers Michel Patillon, qui fait un travail non seulement admirable mais aussi monumental sur le corpus des orateurs.
L.V.D.C. : Pour finir, pourriez-vous nous dire en quelques lignes quel est votre Budé préféré et pourquoi ?
A. C.-S. : Le plus enthousiasmant à mon sens, ce sont les textes nouveaux et les traditions complexes, celles pour lesquelles le grec est perdu mais le texte conservé dans d’autres langues. L’édition des Progymnasmata d’Aelius Théon (par Giancarlo Bolognesi et Michel Patillon), parue en 1997, était la première à tenir compte des deux traditions du texte, la tradition grecque, tronquée, et la tradition arménienne, complète. Et, pour prendre l’exemple d’un Budé récent, comment ne pas citer la découverte publiée par Marwan Rashed l’an dernier, le Ptolémée « Al-Gharib », dont le texte est perdu en grec mais conservé en arabe ? Il s’agit du reste d’un texte passionnant : c’est notre seul témoignage sur la première édition, dans l’Antiquité, des écrits savants d’Aristote.