À l’occasion de la parution de l'ouvrage D'Homère à Érasme - La transmission des classiques grecs et latins aux éditions du CNRS, Nigel G. Wilson, Luigi-Alberto Sanchi et Aude Cohen-Skalli nous font l’honneur d’un entretien exclusif pour nous raconter le destin des textes de l'Antiquité.
La Vie des Classiques : Comment vous présenter ? Quel a été votre parcours intellectuel ? Les rencontres (de chair et de papier) et les moments décisifs ?
Nigel G. Wilson : À l’école, le grec et le latin étaient mes matières fortes ; j’eus au lycée un professeur incroyablement talentueux, et de nouveau beaucoup de chance à l’université : la littérature latine me plaisait beaucoup, et le grec me passionnait plus encore ; je me mis assez rapidement à m’intéresser à la paléographie. En examinant certaines éditions anciennes de textes grecs achetées par mon oncle, j’appris à lire de nombreuses abréviations, ce qui s’avéra précieux lorsque j’abordai l’étude d’Aristophane dans l’édition Budé de Coulon, où je découvris une erreur dans une lecture du manuscrit de Ravenne, d’importance capitale. Mon professeur, d’abord sceptique, m’accompagna à ma demande à la bibliothèque pour y consulter le facsimilé du manuscrit : il fut convaincu. Ce moment détermina ma carrière.
Mon collègue Leighton Reynolds, du collège voisin (Brasenose), était mon aîné de quelques années. Il fut très vite reconnu comme un excellent latiniste, grâce à ses recherches sur les manuscrits des Lettres de Sénèque, qu’il édita ensuite.
L.V.D.C. : Comment est née l’idée de ce livre (première édition anglaise) ?
Nigel G. Wilson : À l’origine, le projet de ce livre ne vient pas de ses auteurs. Un jour, dans une école près d’Oxford, un élève, de toute évidence intelligent, demanda à son enseignant de quelle façon les textes classiques avaient été transmis jusqu’à nous. L’enseignant se rendit compte qu’il n’existait pas d’ouvrage sur ce sujet fondamental. Il écrivit donc à Peter Spicer, qui dirigeait à ce moment-là le département d’Oxford University Press en charge des manuels scolaires, pour lui demander s’il pouvait trouver qui pallierait ce manque. Pour Spicer, Leighton était la personne appropriée, mais Leighton estimait ne pas pouvoir s’acquitter de la transmission des textes grecs : voilà pourquoi il m’associa à cette entreprise.
L.V.D.C. : À qui s’adressait-il ? Et aujourd’hui ? Le contexte a-t-il changé ?
Nigel G. Wilson : À l’origine, ce livre s’adressait aux étudiants de lettres classiques du secondaire, qui sont moins nombreux aujourd’hui qu’ils ne l’étaient alors. Mais même des savants comme le regretté Rudolf Kassel trouvèrent ce livre enrichissant. Au début, nous n’avions pas pensé à le traduire, mais, naturellement, l’Antiquité classique est étudiée dans de nombreux pays, et la version italienne suivit très rapidement. Le volume fut ensuite donné en français, puis également en espagnol, en grec moderne, en japonais, en polonais et en chinois.
L.V.D.C. : Quels sont les sujets fondamentaux abordés dans ce livre ?
Aude Cohen-Skalli : Comment les textes grecs et latins ont-ils réussi à traverser le temps ? C’est souvent par miracle que certaines œuvres des Anciens ont échappé à la destruction, aux menaces des invasions, aux incendies des bibliothèques, en Orient comme en Occident ; la plupart d’entre elles ont disparu. Cet ouvrage explique les conditions de la survie des textes classiques et la façon dont, dans l’Antiquité, au Moyen Âge et à la Renaissance, les érudits les ont lus, sélectionnés, commentés et copiés. Reflet des grandes étapes de la civilisation européenne, cette transmission engage une histoire de l’éducation ainsi qu’une histoire des pratiques savantes.
Au XVe siècle, une invention capitale change la donne : l’imprimerie facilite bientôt la diffusion des textes et aura un effet profond sur le progrès et les usages de la philologie. Apparaît alors dans les pays occidentaux une res publica litterarum qui s’attache désormais à élaborer des méthodes pour éditer ces œuvres, fondées sur la connaissance de la tradition : ces techniques font l’objet du dernier chapitre de l’ouvrage.
L.V.D.C. : Comment est née l’idée de traduire ce livre en français et pourquoi sa réédition en 2021 ?
Luigi-Alberto Sanchi : Dès les années 1970, Pierre Petitmengin (ENS) et Henri-Irénée Marrou, auteur de la célèbre Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, supervisèrent pour les éditions du Seuil la traduction française de Scribes and Scholars. Le projet au Seuil avorta, mais l’ouvrage parut en 1984 aux éditions du CNRS, enrichi de quelques planches par rapport à l’édition anglaise ; il fut salué par la critique et adopté par les étudiants de lettres. Depuis, Scribes and Scholars en était à sa quatrième édition (2013) et la version française n’était plus disponible depuis des années. Il me semblait qu’après tant d’années, une nouvelle édition française était absolument nécessaire : j’en lançai l’idée au comité de lecture de la Revue d’Histoire des Textes, dont Pierre Petitmengin est un membre très actif, et ma proposition fut aussitôt approuvée, en particulier par le directeur de l’IRHT, François Bougard ‒ que Nigel Wilson aida dans les négociations financières avec Oxford ! Le souhait de F. Bougard était de faire de cette réédition le premier volume d’une nouvelle collection électronique de l’IRHT, la « Bibliothèque d’histoire des textes », volume qui paraîtrait parallèlement en version imprimée chez CNRS Éditions. J’associai Aude Cohen-Skalli à ce projet du nouveau D’Homère à Érasme ; nous fûmes secondés dans l’entreprise par Nigel Wilson et Pierre Petitmengin. L’ouvrage est paru le 18 novembre 2021 et nous avons pu en célébrer la sortie des presses lors d’une belle présentation en Sorbonne, à l’UFR de grec, le 22 novembre.
L.V.D.C. : Comment est née l’idée du titre français, qui n’est pas la traduction du titre anglais ?
Aude Cohen-Skalli : Traduit littéralement (« Copistes et philologues »), le titre anglais n’était pas d’ordre à intéresser un public très vaste. Pierre Petitmengin réfléchit à un titre qui embrasserait tout l’horizon de l’histoire des textes : quoi de mieux, pour en donner les limites chronologiques majeures, que de choisir les figures d’Homère et, à l’autre bout de la chaîne, celle d’un éditeur aussi important qu’Érasme ? Seul le dernier chapitre du livre, portant sur la critique textuelle, n’est pas réellement couvert par ce titre, mais il apparaît comme une annexe à l’histoire des textes retracée dans l’ensemble de l’ouvrage.
L.V.D.C. : Comment les classiques sont-ils transmis aujourd’hui ? Et comment faudra-t-il les transmettre demain ?
Luigi-Alberto Sanchi : Derrière cette question, j’en vois deux : tout d’abord, la transmission et l’étude des classiques, aujourd’hui assurées par les découvertes de papyrus et ‒ parfois encore ‒ de manuscrits, par les éditions critiques et par les cours universitaires partout dans la monde et notamment, en France, par la glorieuse Collection Budé, par les Sources Chrétiennes, et par l’ENS, la Sorbonne, l’EPHE, l’AIBL, les Écoles d’Athènes et de Rome…
Mais il y a aussi la connaissance de cette transmission : l’histoire de la philologie classique qu’éclaire avec brio le manuel de L. Reynolds et N. Wilson. Cette matière passionnante, cette histoire qui se déploie depuis l’Antiquité (que l’on pense en particulier à l’école d’Alexandrie) jusqu’à l’époque moderne, n’est guère enseignée en tant que telle. L’Italie, dont je connais un peu le système universitaire, est une heureuse exception à cela ‒ on peut lire en italien, outre Copisti e Filologi, les manuels de Wilamowitz et de Pfeiffer, ou les études fondamentales de Giorgio Pasquali, pour ne nommer que lui. En France, on aborde à ma connaissance cette histoire surtout par le biais, plutôt matériel, de l’histoire des textes, de la paléographie et de la codicologie : le fil conducteur en est donc soit l’auteur antique ou médiéval transmis, soit l’objet-livre, manuscrit ou imprimé ancien qui porte tel écrit ‒ et qui a certes été produit par quelqu’un et puis lu par plusieurs savants ‒, alors que l’histoire de la philologie raconte l’évolution, les progrès (ou les déboires) des générations de savants et de lecteurs qui ont pris en charge des textes anciens. Ces lecteurs successifs ont scellé les destins très différents des auteurs de l’Antiquité grecque et romaine : ouvrages oubliés et ouvrages scolaires très répandus, textes religieux et écrits philosophiques, grands ensembles ou fragments de poèmes ! Chaque siècle a connu ses méthodes et ses succès, ses priorités intellectuelles et ses oublis ou ses rejets. La philologie peut même prendre des allures de lutte pour le savoir et la connaissance scientifique. C’est une histoire que devraient étudier non seulement les étudiants de lettres classiques et modernes, mais tous les universitaires spécialistes de sciences humaines, car elle livre un profil global de la culture occidentale, vue à travers l’inspiration offerte par les textes considérés comme des « classiques ».
D'Homère à Érasme - La transmission des classiques grecs et latins est à retrouver en librairie !